Luciano Berio est né en 1925, ce qui fait de l’année présente le centenaire de sa naissance. L’un des compositeurs les plus marquants du modernisme de la deuxième moitié du 20e siècle, Berio a écrit cinq quatuors à cordes, qui ne portent pas tous ce titre. À travers ces cinq partitions, on entend Berio évoluer du webernien des débuts au sérialiste puis à l’inclassable qu’il est devenu à la maturité.
Si Study est bien une étude, ou un exercice, en ‘’Seconde école de Vienne’’, elle promet tout de même un avenir solide à ce jeune homme qui arrivait de Hongrie pour participer à une résidence aux États-Unis en 1952. L’œuvre dédiée à Maderna est élégante et construite sur des harmonies atonales charnues, presque chaleureuses. Quartetto per archi de 1956 montre le même jeunot déjà plus avancé, intellectuellement et formellement. Nous sommes ici dans un sérialisme étendu, qui construit rigoureusement ses phrases avec les techniques de hauteurs sonores éprouvées (rétrogradations, transpositions, chevauchements, etc.), mais aussi des séquences sérielles bâties sur des intensités (triple piano à triple forte). Il élargit la grammaire sérielle en incluant d’autres principes discursifs tels ceux de Bartok, démontrant ainsi sa nature non conventionnelle, et certainement réfractaire aux cages stylistiques.
Sincronie (1964) est une évolution majeure dans la tradition du discours. Berio fait exploser le récit habituel du quatuor et sa syntaxe. Il bâtit un édifice appuyé sur des contradictions sévères, voire violentes. Les instrumentistes ne sont plus dans une relation conversationnelle à quatre individus, s’exprimant chacun à travers quatre cordes, mais plutôt dans l’habitus communautaire d’un seul vaste instrument à 16 cordes. À l’image de l’action painting étatsunien, la gestuelle instrumentale trouve écho dans les sonorités créées. Le résultat est un canevas bariolé où les couleurs et les textures, ultra fines ou pâteuses, se font et se défont comme dans une projection animée.
Suit Notturno (Quartetto III), presque 30 ans plus tard en 1993. Un chef-d’œuvre de 22 minutes qui crée des espaces sonores foisonnants, faits de bribes de phrasés, de gestes incomplets et d’attentes étonnantes. L’absence de discours est le discours. Le silence évoqué dans le titre (nocturne) n’est pas incarné mais abstractement suggéré par ladite absence. Pas surprenant qu’un phrase de Paul Celan ait été inscrite en exergue de la partition : Ihr das erschwiegene Wort (« À elle la parole de silence »), tirée d’Un témoignage du silence où Celan revisite la solitude atone des victimes du nazisme. Les bribes sonores entendues dans le quatuor deviennent ainsi identifiables comme autant de murmures, de non-dits, d’espoirs vite évanouis.
Le programme se termine avec Glosse de 1997, presque une arrière-pensée. Berio envisageait l’écriture d’un dernier vaste quatuor lorsqu’on lui a demandé d’écrire une pièce pour un concours musical. Les fragments d’idées existantes sont devenues une œuvre d’à peine huit minutes, qualifiées par Berio lui-même de courts commentaires sur un quatuor virtuel, ou plus précisément, sur un quatuor qui n’existe pas. Encore une fois, Berio surprenait de la manière la plus stimulante dans une musique aux sonorités soutenues et plus musclées, si je peux me permettre le terme, que dans Sincronie et Notturno.
Le Quatuor Molinari, mine de rien, est en train de construire une collection d’intégrales riche et variée des corpus les plus importants de la musique moderne et contemporaine pour le quatuor à cordes. Et il le fait avec une expertise artistique, interprétative, sonore et qualitative exceptionnelles. Les jeux timbraux, texturaux et discursifs sont maîtrisés avec superbe. Les Montréalais s’avèrent idéalement constitués pour ce répertoire.
Une addition essentielle, certainement une référence.