Le sacrilège de Rolling Stone

par Alain Brunet

Ainsi donc, cette année s’amorce par un sacrilège : Céline Dion ne fait pas partie de la liste sélecte des 200 Greatest Singers of All Time selon le magazine américain Rolling Stone. La population francophone d’Amérique est profondément irritée, d’aucuns ressentent cette omission comme une insulte nationale, à tel point que moult chroniqueurs.euses de notre pop culture et même plusieurs scribes vedettes de nos médias traditionnels se prononcent sur cette affaire d’État… québécois.

À La Presse, notamment, Patrick Lagacé y décortique cette liste désormais fameuse où figurent de vrais classiques mais aussi des imposteurs. Il se demande ce qu’y fiche Billie Eilish (et son filet de voix), wtf est Anita Baker et qui donc est cette obscure SZA… étalant ainsi sa propre ignorance en culture pop. Flairant la bonne affaire médiatique, la productrice et animatrice Julie Snyder en fait ses choux gras en se rendant carrément à New York, plantée au pied du siège social de Rolling Stone afin d’y tourner une manifestation patentée (et plutôt rigolote!) dont elle est l’actrice principale et dont l’ultime objectif est de confronter les responsables de ce manquement, cet impair, cette indignité, cet opprobre.

Misère…

Primo, accorder une telle importance au magazine Rolling Stone, qui n’est plus un phare de la pop culture en musique depuis au moins un quart de siècle, c’est afficher sa déconnexion des médias spécialisés aux États-Unis. Les évaluations de RS s’adressent aujourd’hui à une portion de plus en plus négligeable du public musicophile, quiconque y perçoit une grande valeur de vérité ne sait probablement pas les profondes mutations médiatiques en matière de référencement en musique. À ce titre, Rolling Stone est aujourd’hui un dinosaure plutôt inoffensif…

Secundo, il faut relativiser la coolitude de notre Céliiiiine nationale, hors de nos frontières. Encore aujourd’hui, tant d’observateurs amerloques et de toutes nations ayant goûté à sa médecine la jugent artistiquement kétaine, d’un goût suspect, en proie à d’insupportables maniérismes. Ses bêlements de brebis égarée et ses vocalises athlétiques assorties de mâchouillements phonétiques, pour ne nommer que ces traits étranges, épatent des millions d’amateurs de stricte puissance vocale au service du divertissement léger… et agacent des millions d’autres. 

Ses détracteurs déplorent aussi le name dropping de ses producteurs discographiques, auteurs ou compositeurs pour la plupart issus de l’archi mainstream, ils affirment la faiblesse (ou carrément l’absence) de sa direction artistique –  pour l’avoir connu et beaucoup apprécié, René Angelil fut certes un authentique génie du management, mais on repassera pour l’art et la sophistication. Qui plus est, un lifestyle clinquant, un profil de nouveau riche et tant d’interventions publiques traduisant une pensée, disons inachevée, n’aident pas la cause de Céline. Mais oui, elle est devenue plus impériale, plus glam, un peu plus cool ces dernières années.

Oui oui, les perceptions négatives à son endroit périclitent en Amérique francophone. Une part congrue des jeunes générations, dont proviennent certains chroniqueurs talentueux que j’affectionne, trouvent aujourd’hui chez Céline beaucoup plus de qualités que de défauts. Le phénomène est comparable à celui d’autres interprètes de la pop culture devenus cool au fil du temps – feue Dalida ou feu Joe Dassin, confinés au camp des ringards à l’époque où ils sévissaient sur les scènes du monde, sont des exemples probants de ce type de réhabilitation.

Soit. Il faut prendre acte du phénomène et s’incliner devant ces perceptions légitimes… qui tiennent de la mythification.

Or, force est de constater que ce n’est pas tout à fait le cas aux USA et dans le monde anglo-américain en général. Pour plusieurs, Céline y incarne encore le divertissement musical sans finesse, cette pop sans substance qui conquiert des masses de beaufs sans vraiment imposer le respect chez les autres fans de musique. À tort ou à raison, tant de musicophiles considèrent Céline Dion comme une chanteuse de première puissance mais de seconde division, imbuvable interprète de variété grandiloquente destinée aux touristes de Las Vegas qui ne carburent pas particulièrement aux propositions de Radiohead, Björk et autres artistes innovants de la pop mondiale ayant atteint la cinquantaine – à l’instar de la superstar québécoise.

En Europe francophone, ce peut être différent et se comparer au ressenti québécois. Des centaines de milliers d’amateurs y ont admis Céline au panthéon de leurs goûts personnels, ils se mirent comme nous dans la destinée hallucinante de cette girl next door issue d’un milieu très modeste, ô combien attachant. Ils se mirent comme nous dans ses formidables aptitudes vocales. Ils se mirent comme nous dans ses accomplissements exceptionnels sur les palmarès mondiaux. Les francophones du monde entier admirent son immense succès de masse et sa conquête du public anglo-saxon, un fait de plus en plus rare pour un artiste dont le français est la langue maternelle. Qui d’autre que Stromae peut se targuer de remplir des arénas aux USA depuis l’apothéose de Céline dans les années 90 et 2000?  Qui d’autre le faisait avant elle? Il faut remonter à l’époque déjà lointaine d’Yves Montand et, encore plus lointaine de Maurice Chevalier. Si Céline Dion n’a jamais été une game changer de la pop, elle reste une incontournable de la variété.

Force est de déduire, que tous les ingrédients d’une indignation de masse sont au rendez-vous pour que cette liste des 200 Greatest Singers of All Time révulse ses fans, amuse le reste de la galerie… et nous en dise long sur ce que nous sommes (encore), francophones d’Amérique. Cette affaire embarrassante coïncide malheureusement avec l’annonce récente d’une maladie grave dont Céline est victime, ce qui risque de mettre un terme définitif à sa glorieuse carrière. Inutile d’ajouter que son état de santé est sûrement un catalyseur d’empathie nationale à son endroit.


Pour l’avoir maintes fois côtoyée en tant que reporter (jusqu’au tournant des années 2000), je puis témoigner avec affection de sa réelle sincérité et de ses aptitudes colossales en tant que conquérante de la variété internationale. Quant à sa contribution artistique, excluant l’album D’eux de J.J. Goldman, un maître de la pop FM et rien d’autre, je continue à souhaiter naïvement qu’elle puisse ressurgir un jour avec des productions de réelle envergure qui nous la feront paraître sous un autre jour. Rien n’est moins sûr, pour les raisons que l’on sait…

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