En chanson, rares sont les auteurs-compositeurs capables d’atteindre des niveaux à peu près équivalents dans les deux composantes de leur art. Antoine Corriveau le peut. Il était prometteur une décennie plus tôt, il est devenu marquant au tournant de celle-ci. Cinq ans après Pissenlit, il peaufine et étoffe aujourd’hui une proposition encore supérieure à la précédente et franchit une autre étape probante d’un parcours de moins en moins parallèle.
Musicalement, cet Oiseau de nuit survole le top niveau, surtout si on se met dans le contexte de l’Amérique francophone où l’on se permet rarement autant de liberté créatrice pour atteindre le public. Applaudissons ce choix conscient de malaxer l’échantillonnage numérique, un beatmaking instinctif et l’exécution instrumentale de virtuoses enclins à l’exploration sonore et à l’intégration de ses courants parmi les plus importants. Le jazz contemporain, l’improvisation libre, le hip-hop instrumental, l’électroacoustique s’invitent ainsi dans le folk, le blues ou le rock, se fondant ainsi dans le travail d’une quinzaine d’excellents musicien.ne.s issus d’horizons différents et menés par une solide direction musicale/artistique qu’assurent Antoine Corriveau et le batteur Stéphane Bergeron.
Côté textes, on peut aisément imaginer les très hauts et les très bas du principal intéressé, dont la réalité se fond dans la fiction. On peut l’imaginer baigné de lumière ou embourbé dans la gadoue, cette dialectique dure le porte très haut car elle est le nutriment de l’Oiseau de Nuit. Que sait-on vraiment des errances d’Antoine Corriveau en lisant ses paroles ? Où peut-on les inscrire dans cette fiction autobiographique mise en rimes? Aucune importance. Savoir exactement ce qui s’est passé dans sa vie tient du voyeurisme et ne sert pas l’appréciation de son œuvre récente, alors… Accepter le caractère aléatoire des éléments du récit et en savourer la beauté de l’expression, voilà qui nous occupe amplement.
Et là, c’est vraiment réussi. Antoine Corriveau est capable d’introspection et de poésie. Il sait écrire, il sait illustrer les états de l’âme, ses moments d’allégresse ou ses dérives caractérielles, ses moments de doutes profonds ou ses hypertrophies provisoires de son égo. Une douzaine de chansons, donc.
La chronologie de la trame dramatique part de Suzo à la manière d’un thriller.
On passe au Jardin, réminiscence d’étranges corvées printanières où l’on remue cadavres et désirs.
On évoque ces Imprudences humaines, là où le risque de la romance n’en vaut pas toujours la chandelle, puisqu’il est aussi question de repli, d’abandon.
Moscow Mule nous remet en mode thriller, le narrateur commande un drink et accède au sous-sol de ce bar où se passent des choses… sauvages.
Pastorale est un souhait irréalisable, avoir vécu longtemps avant et longtemps après sa propre vie, « juste pour voir plus loin ».
En plein coeur de la nuit illustre quelques heures nocturnes et hivernales, passées dans l’errance urbaine et la dépression.
Ambulance roule aussi dans la nuit jusqu’au petit matin, explore d’autres angles de l’introspection, on y évalue la douleur et les traces des blessures intérieures.
Argentine est le nom de la serveuse qui sert le petit déjeuner au narrateur fripé au terme d’une nuit torride.
Interruption raconte une panne de sensations, un bris de passion.
Pur sentiment est l’expectative d’une route en serpent qu’emprunte un être opportuniste, qui prend et qui n’a rien à donner ni à apprendre, et qui peut tout oublier.
Parc Avenue est la rue bien connue où se passent les ébats et d’où un narrateur écorché rentre le cœur plus léger, capable d’en recoudre les lambeaux.
Ça se conclut au Balcon, dernier refuge et poste d’observation d’un fugitif de sa propre vie, délinquant de sa propre moralité.
Ça ne se conclut pas, en fait. Nous voilà aux portes de la maturité artistique, celle d’Antoine Corriveau.