expérimental / jazz

Jon Hassell : L’infatigable explorateur (deuxième partie)

par Michel Rondeau

L’air de rien tant il est discret, voire effacé, le trompettiste Jon Hassell a eu sur la musique du dernier demi-siècle une influence marquante. Il est vrai qu’il a un son et qu’il a créé un univers musical qui sont instantanément reconnaissables, ce qui est la marque des grands. Mais qui est-il au juste et surtout qu’a-t-il donc accompli pour se distinguer de la sorte ? Pour répondre à cette question, PAN M 360 a retracé son parcours.

Photo : Roman Koval

Chronologie sélective (suite)

En 1983, Hassell publie Aka / Darbari / Java – Magic Realism, à nouveau réalisé par Daniel Lanois. Il y pousse encore un peu plus loin son exploration en mêlant cette fois des éléments de la musique polyphonique du peuple Aka (une population pygmée d’Afrique centrale) – à laquelle Ligeti et Steve Reich se sont aussi intéressés –, des motifs des râgas indiens Darbari et de la musique pour gamelan javanaise à des percussions sénégalaises. De son propre aveu, il cherche à créer un musique classique du futur « couleur café », c’est-à-dire métisse.

Il collabore ensuite avec David Sylvian en jouant sur l’album Brilliant Trees (1984), dont il cosigne deux titres (Weathered Wall et Brilliant Trees), puis sur Alchemy : An Index of Possibility (1985) dont il cosigne la pièce en trois parties Words With The Shaman.

En 1986, il fait paraître Power Spot chez ECM. Réalisé par Brian Eno et Daniel Lanois, cet album est un peu Fourth World vol. 1: Possible Musics en plus rythmé. Les deux qui commencent chacun des côtés du microsillon (Power Spot et Wing Melodies) sont presque pop tellement elles sont entraînantes. Les autres pièces sont plus ethno-ambient, mais joliment agencées. Sans doute son album le plus immédiatement accessible. La qualité sonore y est particulièrement enveloppante.

Il compose une pièce (Pano Da Costa) pour le Kronos Quartet qui paraît en 1987 sur le disque White Man Sleeps du quatuor. 

Il compose la musique, qu’il interprète devant public chaque soir à l’automne 1987, pour une pièce conçue à partir des textes du poète futuriste russe Velimir Khlebnikov et mise en scène par le réalisateur Peter Sellars, Zangezi; a Supersaga in Twenty Planes.

En raison de la sonorité si particulière de son jeu à la trompette, des artistes pop commencent à le solliciter. Il participe ainsi à l’enregistrement de Mainstream, de Lloyd Cole and the Commotions, en 1987, et The Seeds of Love de Tears for Fears, en 1989. Plus tard suivront notamment Ani DiFranco, k. d. lang, Holly Cole, Baba Maal et Ibrahim Ferrer. Il collabore aussi avec les couturiers Issey Miyake et Rei Kawakubo, et les chorégraphes Merce Cunningham et Alvin Ailey. 

Après avoir prêté son concours à la bande sonore du film Birdy d’Alan Parker, signée Peter Gabriel en 1985, ce dernier l’invite à nouveau pour celle du film de Martin Scorsese The Last Temptation of Christ, en 1989.

Un nouveau virage

En 1990, Hassell effectue un autre virage avec l’album City : Works of Fiction. À cette époque, l’arrivée des systèmes MIDI et des nouvelles technologies d’échantillonnage permet de réaliser des musiques de plus en plus labyrinthiques. Parallèlement, le hip-hop est en train de révolutionner la dimension rythmique de la musique. Hassell est particulièrement impressionné par les collages complexes de Hank Shocklee sur le disque de Public Enemy It Takes a Nation of Millions To Hold Us Back. La première pièce de l’album, Voiceprint (Blind From The Facts), comprend d’ailleurs un échantillon de la chanson She Watch Channel Zero?! tirée dudit disque. Il se rend compte que ces collages, directement issus des travaux de Stockhausen et des œuvres de musique concrète, sont entrés dans l’inconscient collectif et décide d’aller à fond dans ce sens. 

Comme son nom l’indique, ce disque est résolument urbain. Les trames de sa musique relèvent toujours des râgas hindoustanis, mais cette nouvelle dimension urbaine qu’il y intègre s’exprime de façon plus mordante, rude, fragmentée, hachurée et dense, et ses textures sont encore plus kaléidoscopiques. Au rock, au jazz et à la polyrythmie africaine s’ajoutent maintenant le rap, mais c’est comme si le chaos urbain, avec ses bruits de la circulation et des chantiers de construction, s’y ajoutait aussi. 

La réédition de 2014, substantiellement plus étoffée – elle comprend en effet deux CD de plus, le premier d’un concert donné à l’époque, mixé en direct par Brian Eno, et le second de maquettes, chutes de studio et remixes – permet d’apprécier la pleine mesure de ce changement de direction. 

À l’automne de la même année, sous la houlette de Hector Zazou, il prend part au disque Les nouvelles polyphonies corses auquel participe notamment Manu Dibango et Ryuichi Sakamoto; il y cosigne une pièce.

Quatre ans plus tard, il revient avec Dressing for Pleasure, où il se met cette fois au trip-hop, au acid jazz et aux breakbeats, et sur lequel il s’entoure de nombreux bassistes de tous horizons, dont Flea des Red Hot Chili Peppers, Trevor Dunn et même Buckethead qui a troqué sa guitare pour l’occasion, mais aussi Peter Freeman qui deviendra un collaborateur fidèle.

À partir de 1995, il amorce une collaboration avec Ry Cooder et participe à une poignée d’albums de ce dernier : la bande son du film Primary Colors, celle du film de Wim Wenders The End of Violence, Chavez Ravine, My Name Is Buddy et I, Flathead.

Un disque remarquablement épuré

En 1999, il signe Fascinoma. Situé au beau milieu de son parcours, cet album est à marquer d’une pierre blanche. Non seulement parce qu’il est remarquablement épuré, mais aussi parce qu’il s’agit du seul disque où le son de sa trompette n’est pas trafiqué par les effets habituels, comme s’il avait voulu faire table rase. Pour capter la pureté du timbre de celle-ci, et des autres instruments, l’enregistrement – entièrement analogique – est même effectué à l’aide de micros à lampe à trois électrodes conçus expressément pour ces séances, qui ont lieu dans une chapelle à l’acoustique exceptionnelle à Santa Barbara sur la côte californienne.

La magie opère dès la première pièce, une version dépouillée du Nature Boy d’Eden Abhez, popularisé par Nat « King » Cole en 1948, où la flûte de bambou de l’Indien Ronu Majumbar s’enroule délicieusement autour de la trompette de Hassell. Ce n’est d’ailleurs pas la seule reprise, on y retrouve aussi notamment deux versions ralenties du célèbre Caravan de Juan Tizol et Duke Ellington qui évoquent encore plus admirablement que l’originale une caravane de cavaliers à dos de chameaux et de dromadaires ondulant à travers les dunes à la tombée du jour. Votre humble serviteur y retourne régulièrement tant elle est envoûtante. Les accords épars, presque flottants, du pianiste Jacky Terrasson y contribuent d’ailleurs pour beaucoup. La réalisation est assurée par Ry Cooder que Hassell qualifie alors de « spirit catcher ».

En 2005, il fait paraître Maarifa Street : Magic Realism 2, qui constitue donc, en quelque sorte, la suite de son disque de 1983. Maarifa signifie « connaissance » ou « sagesse » en arabe. Première, cet album a la particularité d’être composé à partir de trois enregistrements devant public – dont l’un au Festival de jazz de Montréal – mais passablement retravaillés en studio ensuite. Une seule pièce est demeurée telle quelle, la toute dernière, le rappel donné à Milan. Le souhait de Hassell en procédant de la sorte était de mêler les éléments spontanés et les imperfections du concert à la précision et aux détails que permet le studio. 

On y retrouve le jeu toujours aussi soyeux et en retenu de Hassell. Quant à celui de ses musiciens, le bassiste Peter Freeman, le claviériste John Beasley et le guitariste Rick Cox, ainsi que le chanteur et oudiste Dhafer Youssef à Paris et le trompettiste Paolo Fresu à Milan, il est un modèle de précision. Ensemble, ils continuent de perfectionner ce mélange d’ambient et d’improvisation qui, sans jamais se précipiter, déroule ses splendeurs aussi discrètes qu’exquises.

Vous pouvez lire la troisième partie du dossier Jon Hassell de PAN M 360 ici.

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