C’est un silence presque total de 270 ans qui vient d’être spectaculairement brisé avec cet enregistrement éclatant d’Achante et Céphise de Jean-Philippe Rameau, un opéra (ou plutôt une pastorale héroïque, comme on l’appelait alors) donné quatorze fois, puis retourné sur les tablettes des bibliothèques musicales. Pas par manque de qualité (une évidence pour quiconque l’écoutera), mais par un concours de circonstances dont je parlerai plus loin.
Non, près de trois siècles passés dans les oubliettes de l’histoire n’ont en rien altéré la magnificence et l’intelligence de cette composition « privée » de Rameau, c’est-à-dire qu’elle a été commandée par un richissime bourgeois qui a voulu la dédier à la naissance d’un petit prince royal, le futur duc de Bourgogne (dont plus personne n’a cure de nos jours). Ce caractère « privé » (non adoubé officiellement par l’État et la Royauté), ainsi que la finale qui chante la gloire de la monarchie (la Révolution a peu après changé les priorités, si l’on peut dire!), expliquent probablement le fait qu’on ait « perdu » la clé du casier où était entreposée la partition pendant tout ce temps.
Si Rameau s’est acquitté de son obligation de la dédicace à la naissance d’un quelconque nobliau, voulue par le commanditaire, il l’a fait comme telle : insérée à la toute fin de l’œuvre, comme un oubli rattrapé in extremis et de toute évidence collée artificiellement. Heureusement, comprenant les nécessités de cette époque, nous lui pardonnons facilement, surtout que l’ensemble de l’opéra est un régal pour les oreilles.
Ça débute sur les chapeaux de roue avec une Ouverture spectaculairement ébouriffée, d’un genre inattendu pour cette époque. Évoquant coups de canons, feux d’artifice et foule en liesse, on dirait presque une version baroque du « mickeymousing », cette musique hyper descriptive utilisée dans les dessins animés de Disney ou de la Warner (Bugs Bunney) au 20e siècle.
Le reste du drame, qui raconte les tribulations d’un jeune couple (Acanthe et Céphise) menacé par les attentions envahissantes d’un méchant esprit (Oroès) pour la belle et l’aide apportée aux amoureux par une aimable fée (Zirphile), revient à des transport musicaux plus traditionnels, mais dignes du grand Rameau dans leur aisance mélodique, leur caractérisation émotionnelle, leur orchestration pétulante et les savant contrastes entre tempérance délicate, parfois onirique, et exubérance enlevante. Chapeau à Alexis Kossenko pour une direction engagée qui lui permet de tenir la bride serrée à un très large aréopage de musiciens de La Grande Écurie et Les Ambassadeurs, avec force instruments à vent, percussions et une machine à vent. Superbe précision des interventions, attaques mordantes, nuances dynamiques expressives.
Beaucoup de récitatifs pourraient rebuter les mélomanes plus enclins au plaisir des airs, duos et choeurs, mais ils sont traités avec une certaine opulence grâce à un accompagnement qui implique, en plus du clavecin habituel, trois violoncelles et une contrebasse.
Cela dit, les étoiles de ce « blockbuster » version 18e siècle (la mise en scène devait être orgiaque d’effets spéciaux théâtraux!) sont les solistes et le chœur. Excellente Sabine Devieilhe (Céphise) qui donne la réplique à la fois tendre et résolue à son éclatant Achante (Cyrille Dubois), dont le ténor léger inspirant de jeunesse transmet en même temps une adéquate force de caractère. David Witczak incarne un sombre et menaçant Oroès, qui fait une obsession sur la belle Céphise (à l’heure de #metoo, voilà un personnage détestable à souhait), avec un baryton d’une belle et agréable rondeur. Judith van Wanrooij est lumineuse dans son rôle de Zirphile, sorte de fée marraine protectrice du couple vedette.
Et puis, les chœurs! Je vous avouerai avoir un faible pour les passages choraux dans les opéras baroques, particulièrement dans ceux de Rameau, qui savait les mettre en valeur avec des partitions irrésistiblement héroïques, voire pompeuses (mais on s’en fout tellement c’est beau!). Leur force implacable est ici rendue avec une splendeur difficilement égalable par les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles. Lumineux (absolument), grandiloquents (oui, aussi), mais surtout jouissifs. On les aime en boucle!
Ajoutons pour terminer la diction chirurgicale à la fois des solistes et des choeurs, et nous avons ici un événement à ne pas passer sous silence.