Nicole Lizée : Folk Noir, Rétrofuturisme et autres modernités inclassables

Entrevue réalisée par Frédéric Cardin
Genres et styles : avant-garde / musique contemporaine

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Le samedi 20 mai 2023 au Bain Mathieu à Montréal, l’ensemble Collectif9 rendra hommage à la compositrice montréalaise Nickel Lizée avec un concert qui permettra aux curieux de tout acabit de s’imprégner d’une des musiques les plus en phase avec notre temps. 

Dans un parcours survolant l’ensemble de la carrière de Lizée (une oeuvre de 2001, Jupiter Moon Menace, côtoiera une nouvelle création exclusive, Ultraviolet Blues), il sera possible de comprendre en quoi la musique de la compositrice également fascinée par le rock, le turntablism et la science-fiction est l’une des plus intéressante et même fondamentale à être apparue en ce début de 21e siècle.

Le syncrétisme que Lizée réussit à créer est à nul autre pareil dans le monde musical, et agit tel un réacteur à fusion nucléaire dans lequel High et Low culture sont conviées.  Instruments classiques et nouvelle lutherie (de la table tournante au vieux Moog, des non-instruments aux plus complexes de la tradition européenne) y perdent leur hiérarchie habituelle, alors que les références au rétro-futurisme de la science-fiction vintage y gagnent des lettres de noblesse que les gardiens du temple de la littérature dite sérieuse refusent obstinément de lui octroyer.

J’ai rencontré Nicole Lizée, et j’ai discuté avec elle de sa musique et de plusieurs autres sujets mettant en relief sa fascinante vision de ce qu’est la modernité en musique.

Pan M 360 : Le concert s’intitule Folk Noir. Pourquoi?

Nicole Lizée : C’est le titre d‘une pièce que j’ai écrite en 2017 pour le même ensemble (Collectif9) et Architek, un ensemble de percussions. C’est emblématique de mon intérêt pour les associations de termes inhabituels. Des combinaisons qui dessinent d’étranges paysages et atmosphères. 

Pan M 360 : C’est un programme qui a des airs de rétrospective, avec une pièce de vos débuts et une création toute récente….

Nicole Lizée : Oui, mais avec un accent sur l’aspect trippy (psychédélique?) de mes œuvres. Ce sont des pièces dans lesquelles la provenance des sons n’est pas assurée. Instruments acoustiques, électro, bandes, tout se mêle et perturbe le sens de l’orientation sonore de la personne qui écoute.

Jupiter Moon Menace, de Nicole Lizée (2001)

Pan M 360 : À propos de cette toute nouvelle pièce, intitulée Ultraviolet Blues, que pouvez-vous nous en dire?

Nicole Lizée : C’est un hommage au Blacklight Poster, un art psychédélique apparu dans les années 1960 aux États-Unis. On imprimait des posters avec une encre qui devenait fluorescente sous une lumière noire (une réaction aux ultraviolets). 

Sur le plan sonore, la pièce ne fait pas référence à des éléments stéréotypés ou préexistants du son psychédélique. Il n’y a pas de citations de musique existante. Il s’agit de mon interprétation sonore de l’art de la lumière noire tel qu’il existe au 21e siècle ; « post-blacklight ». L’univers sonore est très rythmé, mais les sillons s’étirent et se brisent, se désintégrant parfois. La fluorescence, les vibrations et le flou textural de l’œuvre d’art sont décrits à l’aide d’un certain nombre de techniques sonores. Il en va de même pour l’énergie, l’euphorie et les notions d’obscurité. Les mélodies (y compris un thème principal) passent au premier plan et commencent à se fondre. Il y a une composante mélancolique dans tout cela, qui renvoie à la notion que ce mouvement artistique a connu un certain nombre de morts : la première a été sa marchandisation à la fin des années 1960/début des années 1970. Certains y ont vu un moyen de gagner de l’argent, mais seulement après avoir altéré (c’est-à-dire censuré) et finalement adouci considérablement le sujet, le rendant dénué de sens (fonctionnant simplement comme un plaisir pour les yeux). Il y a eu une période où les artistes et les collectionneurs d’affiches y voyaient un moyen d’expression : politique, etc.

Après une résurgence dans les années 1980 – qui a commencé à nouveau comme un moyen d’exprimer la contre-culture de l’époque, avec son design très évocateur – le phénomène de l’affiche à la lumière noire s’est largement éteint. Il rejoint aujourd’hui d’autres formes d’art qui n’existent plus en raison de la mort de l’imprimerie ansi que d’autres facteurs.

L’affiche à la lumière noire était en fait un support capable d’imiter les effets d’une nouvelle drogue miraculeuse. Avec la capacité de briller et de vibrer sous la lumière ultraviolette, les affiches pouvaient simuler les sensations et les distorsions visuelles que l’on ressent lors d’un trip d’acide.

  • Daniel Donahue, historien de la contreculture

Pan M 360 : Quelle évolution pourra-t-on constater dans votre parcours musical de presque 25 ans?

Nicole Lizée : Je me rends compte que si mes bases subjectives demeurent les mêmes, le désir de dépasser la notation traditionnelle c’est accentué. Je souhaite évoquer toutes sortes de panoramas et d’impressions inhabituelles dans ma musique, mais je découvre que la notation traditionnelle (les clés, les barres de mesures, les portées, etc.) ne me permet pas d’expliquer aux musiciens ce que je souhaite véritablement créer. Dans mes partitions les plus récentes, le système s’écroule totalement! Et ça fonctionne pour moi.

Pan M 360 : Mais cela implique néanmoins beaucoup de communications avec les interprètes, si vous souhaitez être bien comprise, puisque votre système n’est pas standard et ses références peut-être pas connues des instrumentistes?

Nicole Lizée : Oui bien sûr. C’est la beauté du travail en musique contemporaine. 

Pan M 360 : À quel point êtes-vous directive avec vos collègues? Arrive-t-il que leur compréhension initiale de vos partitions vous amène ailleurs, et transforme la nature de la pièce? Et quand, dans le futur, de nouvelles personnes s’approprieront votre musique et tenteront de décoder vos inscriptions, est-il possible qu’ils en déduisent des conclusions qui seront totalement étrangères à vos aspirations, absurdes même? 

Nicole Lizée : Oui, il y a cela. Mais en ce qui concerne mon travail avec les interprètes, c’est donnant-donnant. Bien entendu, j’ai une conception précise de ce que je veux projeter dans l’espace sonore, mais les musiciens doivent absorber la musique eux aussi. C’est une excellente chose! Il y a tellement de choses que je ne peux mettre sur papier, alors si les musiciens me permettent de l’exprimer avec leur compréhension de ce que j’écris, c’est parfait! De toute façon, la page, ce n’est que le début du processus. 

Pan M 360 : Vous avez grandi baignée de culture populaire. Comment en êtes-vous arrivée à plonger dans le monde ultra sérieux de la musique contemporaine?

Nicole Lizée : D’abord, dans toutes ces années, je n’ai jamais su ce qu’était la ‘’musique contemporaine’’. J’ai toujours été intéressée par les sons, par l’originalité, par le non-conformisme. J’ai eu plusieurs phases que je qualifierais d’obsessives. Je plongeais totalement dans un univers musical, avant d’aller vers un autre, et ainsi de suite. J’ai débuté avec le New Wave, puis j’ai eu besoin d’autre chose et ce fut le métal, que j’ai exploré de plus en plus loin en allant toujours plus profondément dans le ‘’hardness’’, lol. Puis, encore, j’ai eu envie d’autre chose, et ce fut Kate Bush, Sonic Youth et le son de Manchester. J’ai eu ma phase hip hop et un jour, j’ai voulu apprendre, mieux connaître et surtout être officiellement une compositrice. Je suis arrivé à McGill et j’ai eu un choc en entendant que la musique ”classique’’ avait aussi son avant-garde. Mais il n’y a jamais eu dans mon esprit la notion d’une différence entre musique ‘’classique’’ d’avant-garde et autres styles dont les explorations sonores me parlaient tout autant. Le processus s’est fait naturellement, si bien que mélanger des éléments des deux n’a jamais été un défi ou un questionnement. 

Pan M 360 : Y a-t-il eu résistance à votre fusion musicale dans le milieu?

Nicole Lizée : Je ne peux pas dire qu’il n’y en a pas eu. Par exemple, quand j’ai voulu écrire mon Concerto pour table tournante, bien entendu, on m’a demandé où je m’en allais avec ça. Mais à l’inverse, il y a eu aussi beaucoup d’enthousiasme! Je me rappelle qu’un jour, je venais de terminer l’écriture, exsangue après des semaines de travail acharné, et je discutais avec des amis. Je dis ‘’J’ai terminé, mais je ne sais pas comment je vais trouver quelqu’un pour l’interpréter’’ et a ce moment, comme dans un film au ralenti, un collègue se tourne vers un autre, le pointe du doigt et dit lentement ‘’Pourquoi pas Paolo?’’. Il était trompettiste mais aussi DJ. Je demande à Paolo ‘’Veux-tu jouer mon concerto?’’, et il répond simplement ‘’Ouais, bien sûr’’. Lol. Ensuite, le chef d’orchestre a émis des doutes sur la capacité d’un DJ à pouvoir survivre à une interprétation aussi précise qu’une création contemporaine. On est allé répéter une fois chez lui, et Paolo a assuré comme si de rien n’était! Le chef était convaincu, et ça a fonctionné. Alors oui, un peu de résistance, mais pas de mauvaise foi. Devant les faits et la qualité du produit, tout le monde a embarqué. Et ça continue depuis. J’adore intégrer des machines obsolètes avec des sons uniques dans un contexte d’interprétation rigoureuse. Pour moi ce sont des instruments légitimes, comme un hautbois ou une clarinette.

Pan M 360 : Y a-t-il un projet de rêve que vous n’avez pas encore réalisé?

Nicole Lizée : Récemment, j’ai écrit un opéra, un médium que je n’envisageais même pas il y a quelques années à peine (RUR : A Torrent of Light, basé sur une pièce de 1920 de Karel Čapek, un pionnier de la science-fiction. C’est dans ce texte que le mot robot a été utilisé pour la première fois. La création a eu lieu au Tapestry Opera de Toronto – NDLR). Mais dans l’avenir, j’avoue que j’aimerais réaliser un long-métrage et y composer la musique. Une œuvre totalement intégrée, où l’image serait intrinsèquement tributaire de la musique et du son, et non l’inverse. 

Pan M 360 : Un peu comme John Carpenter, ou les films de Godfrey Reggio sur la musique de Philip Glass…

Nicole Lizée : Oui. J’aime beaucoup Carpenter. Même si sa musique est relativement peu complexe, le fait qu’une seule et même tête ait réfléchi au lien entre l’image et le son/musique, c’est un aspect fascinant de perspectives créatrices.

Pan M 360 : Vous êtes fan de science-fiction?

Nicole Lizée : Oui, mais spécifiquement celle des années 1960, environ. J’adore le rétrofuturisme, celui qui n’est plus d’actualité car on a dépassé sa temporalité prévue. Mais c’est quand même dans ces années que l’avenir a été écrit! Ça va de pair avec ma fascination pour les machines obsolètes, les vieux synthés, modulateurs, appareils électroniques désuets, etc.

Pan M 360 : Le temps de la science-fiction, comme sujet d’inspiration, est-il finalement arrivé dans le monde de la création musicale contemporaine (opéra, symphonies, musique de chambre, etc.) ?

Nicole Lizée : Oui, je pense que oui. L’opéra sur la pièce de Čapek que j’ai écrit en est un exemple. Il y a tellement de belles histoires, de magnifiques sujets, des personnages, des lieux, des situations à partir desquelles tout un univers de sens est convié, et grâce auquel on peut communier dans une réflexion sur notre propre monde!

Pan M 360 : À l’instar des mythes de la Grèce et Rome antiques qui nous ont nourris depuis plus de deux millénaires!

Nicole Lizée : Oui, tout à fait.

RUR : A Torrent of Light, opéra de science-fiction de Nicole Lizée (2022)

Pan M 360 : Vous serez peut-être curieuse de jeter une oreille sur un opéra basé dans l’univers de Star Trek, et chanté en Klingon (une langue inventée et associée à une des races extra-terrestres principales du monde trekkien) !

Nicole Lizée : Wow! Je vais certainement rechercher ça.

Pan M 360 : Pour finir, cinq questions rapides, réponses rapides, autant que possible. Des défis avec des choix difficiles. On y va?

Nicole Lizée : Bien sûr!

Pan M 360 : L’IA (Intelligence Artificielle) : menace ou opportunité?

Nicole Lizée : Les deux, assurément. Je perçois la menace à court terme, mais à long terme, pourra-t-on nous en servir pour aller plus loin dans le concept de création? C’est également fort possible.

Pan M 360 : Dodécaphonisme/sérialisme : mort ou encore bien vivant?

Nicole Lizée : Mmmm, mort est un terme trop fort. Je dirais : Histoire

Pan M 360 : Les femmes en composition contemporaine (musicalement parlant, uniquement. Je n’évoque aucunement l’aspect social et sociétal de la chose bien entendu) : révolution ou ‘’business as usual’’?

Nicole Lizée :.(Long silence)… Je dirai révolution, car les sujets et les histoires ne peuvent qu’être personnelles, et ainsi dicter leur couleur à la musique elle-même. Comme les sujets et les histoires, du point de vue non mâle (j’évite la binarité), seront uniques au fait d’être femme ou queer ou non-binaire, etc., cela donnera inévitablement un narratif unique, avec son corollaire musical. Cela dit, j’ai hésité à parler de révolution car celle-ci n’est pas terminée! Elle est en marche, mais loin d’être arrivée à son épanouissement optimal et final.

Pan M 360 : Tables tournantes en musique contemporaine : saveur du jour ou nouvelle lutherie durable?

Nicole Lizée : J’aime cet instrument et je suis convaincue depuis longtemps de sa légitimité, je dirai donc durable. Mais je constate que ça peut devenir la saveur du jour quand on commence à en mettre un peu partout en voulant uniquement cocher une case, ou vendre des billets sans réfléchir à la profondeur réelle de l’offre.

Pan M 360 : Si vous aviez à choisir avec qui passer votre temps sur une île déserte pour parler musique : Pierre Boulez ou Philip Glass?

Nicole Lizée : Oh! C’est la plus difficile celle-là! Quelle folle question, je l’adore! Ok, vous savez quoi, je choisirais… Mmmm, non…. Aaaaarrrrgh! Je ne peux pas dire que j’ai amplement écouté Boulez, mais même si j’aime le Glass des premières années, le Glass psychédélique, je n’aime pas tout non plus. Je ne sais pas. Je pense que j’aimerais les inviter à ma table les deux en même temps. Quels échanges ça ferait!

Pan M 360 : Ils sont les symboles de l’opposition fondamentale de notre époque en musique contemporaine. Un peu comme les camps Brahms vs Wagner au 19e siècle…

Nicole Lizée : Tout à fait. Oui, un repas avec les deux en même temps, ce serait très divertissant!

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