Comment parvenir à bouleverser, séduire, accrocher le public de la musique populaire désireux d’élever son expérience sonore? Bien peu y parviennent. Les concepteurs de Riopelle symphonique n’y parviennent peut-être pas clairement mais, plus que bien d’autres praticiens de cette fusion, s’approchent de l’objectif : comprendre et apprécier sincèrement les codes de la musique symphonique moderne, sans renier sa culture pop pour autant.
Présenté dans le contexte des célébrations du centenaire de la naissance de Jean Paul Riopelle , soit jeudi à l’ouverture du festival Montréal en lumière, Riopelle symphonique invite le public à s’immerger de son œuvre répartie en 5 actes dans un environnement multimédia chapeauté par l’exécution de l’Orchestre symphonique de Montréal, cette fois sous la direction du chef en résidence Adam Johnson, sans compter le Chœur des Petits Chanteurs de Laval et le chœur Temps Fort dirigés par Philippe Ostiguy.
Sous la direction artistique de Nicolas Lemieux, président de GSI Musique, l’auteur-compositeur-interprète Serge Fiori et le compositeur-arrangeur Blair Thomson ont été recrutés pour imaginer cette œuvre, que l’on pourrait qualifier de néo classique, sorte de poème symphonique exécuté dans un contexte immersif, appuyé d’une sobre scénographie de Marcella Grimaux – présentation de tableaux assortie d’extraits fort pertinents d’une interview de Jean Paul Riopelle menée par le biochimiste et communicateur Fernand Séguin, l’homme des grands entretiens de la SRC à une époque de plus en plus lointaine.
Ainsi, l’objectif est de mettre en valeur les œuvres probantes de Riopelle, une sélection endossée par sa fille Yseult. La projection sur trois écrans disposés au-dessus de l’orchestre est spectaculaire à souhait, sans que la sobriété essentielle à une telle opération n’en soit vraiment amoindrie.
Au-delà de ces considérations, la musique est au centre de la proposition : les compositeurs devaient s’inspirer de Riopelle tout en y apposant leur signature. Un peu comme l’avait fait Modeste Moussorgski à l’endroit de Viktor Hartmann en 1874 dans Tableaux d’une exposition, œuvre rendue célèbres en 1922 via une orchestration probante de Maurice Ravel… et l’on ne compte pas la version prog rock d’Emerson Lake & Palmer !
On connaît évidemment le travail de Serge Fiori, vétéran de la pop dont la renaissance a été marquée par la sortie d’un album solo et d’une « symphonisation » récente de son œuvre chansonnière qui trouve ici un nouveau prolongement. Dans les années 70, l’ex-leader d’Harmonium fut l’un des plus doués de la mouvance québécoise. Les expériences de son fameux groupe, notamment cette collaboration avec feu l’arrangeur Neil Chotem dans L’Heptade, révélaient ses qualités musicales intrinsèques, une profondeur harmonique et rythmique clairement supérieure à tout ce qui se faisait à l’époque dans le monde de la chanson keb. On devinait chez lui un réel intérêt pour le jazz contemporain et la musique classique moderne. Voilà qui est de nouveau confirmé.
Sa rencontre avec le très doué Blair Thomson était donc idéale, car ce dernier pouvait créer des passerelles solides entre le monde chansonnier et sa connaissance profonde du répertoire moderne ou contemporain de ladite musique sérieuse. Ainsi, on peut relever dans cette œuvre plusieurs référents stylistiques post-romantiques, impressionnistes, contemporains. Des compositeurs viennent spontanément à l’esprit : Maurice Ravel, Claude Debussy, Charles Ives, Aaron Copland, Steve Reich, John Adams et plus encore. La patte de Blair Thomson est chargée de tout ça et se met au service des airs consonants de Serge Fiori, sortis de leurs cadre chansonnier dans le cas qui nous occupe.
Les procédés plus récents de musique contemporaine ne sont-ils ici que des ornements aux mélodies tonales de Fiori ? Parfois ils le sont et parfois l’art de Blair Thomson l’emporte sur le mélodisme de cet authentique maître de la folk prog québécoise. Voilà qui diffère de l’approche habituelle de la pop symphonique dont l’objet habituel est de dérouler une épaisse moquette orchestrale sans audace sous les chansons connues du grand public venus célébrer une œuvre pop marquée du sceau symphonique, un peu à la manière d’une musique de film de type “blockbuster”..
Cette fois, donc, on se rapproche davantage d’un équilibre réel entre la composition « sérieuse » et la chanson, simple de par sa nature – lier un texte à une musique exige forcément une simplicité afin que le chant et les mots soient dûment servis. Parce que Fiori a une sensibilité musicale et une compréhension des formes musicales supérieure aux songwriters de la pop, Blair Thomson peut s’exprimer à part égale au sein du tandem en choisissant de présenter une œuvre à la fois orchestrale et chorale, sans solistes, encline aux voix jeunes et peu opératiques.
Du côté de l’auditoire, qui y trouve son compte au juste ?
Qu’en pensent les fans de Fiori et de la mouvance Harmonium ? Qu’en pensent les fans de pop venus sciemment vivre cette expérience ? Apprécient-ils vraiment les grandes fresques contemporaines de certains passages, assorties de dissonances, lignes atonales et autres effets texturaux? Ils reconnaîtront certes plusieurs éléments modernes de musiques de films marqués par les périodes post-romantiques ou modernes mais… Cette fois, cette portion est nettement plus importante et l’emporte parfois sur les arguments mélodiques. Trop ? Pas assez ? Difficile de trancher.
Qu’en disent à leur tour les fans de musiques modernes ou contemporaines dites sérieuses, certes minoritaires dans l’auditoire de cette première mondiale ? Sont-ils rassasiés par ces « mises en symphonie » de mélodies consonantes, procédé somme toute assez connu depuis les débuts du cinéma moderne ?
Cet équilibre souhaité entre l’art de Serge Fiori et l’art de Blair Thomson est, somme toute, une arme à double tranchant.
Au sortir de cette première mondiale chaudement applaudie, on pouvait aussi flairer un tant soit peu le danger d’une impression mi-figue mi-raisin, soit une réception trop froide des deux côtés de cette clôture (encore existante, mais heureusement plus poreuse) qui sépare les fans de la pop et ceux de l’univers classique. En revanche, cette posture plus contemporaine de l’œuvre, surtout dans ses premiers actes, doit être applaudie car l’audace proposée ici au grand public peut générer une certaine élévation… à condition que ce grand public admette cet équilibre extrêmement délicat entre ce qui est déjà digéré et ce qui ne l’est pas encore.
Raison de plus pour continuer l’expérience et la mener au-delà des limites admises par le conformisme ambiant.
CRÉDIT PHOTO: VICTOR DIAZ LAMICH