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Crédit photo : Chen Xiaohua
Tation est une approximation occidentale du nom chinois du quintette post-rock 天声, ou tiān shēng (« bruit céleste »). Comme le ciel immense qui s’étend par-delà l’horizon du plateau tibétain où se trouve le Qinghai, la province natale de ses membres, son mini-album Coordinate Plan 2018, sorti récemment, dépasse largement le cadre du groupe rock standard. Il s’agit d’une série de moments à caractère multidisciplinaire choisis et exécutés avec une grande précision dans le temps et l’espace durant les mois froids de 2018, puis conservés sous la forme de saisissants souvenirs audiovisuels. PAN M 360 a communiqué avec Tation, dont les membres, par leurs réponses, ont jeté un nouvel éclairage sur les quatre facettes du Coordinate Plan 2018.
PAN M 360 : Votre projet Coordinate Plan 2018 est un intéressant exercice tout en contrastes et en paradoxes. Précisant ses coordonnées géographiques exactes, chacune des quatre vidéos présente un événement méticuleusement planifié à un endroit et à un moment donnés. L’événement s’est déroulé et est arrivé à sa conclusion – et existe maintenant sous forme de document, qui peut être visionné et apprécié à tout moment, partout dans le monde. Deux des quatre vidéos ont été tournées dans des environnements urbains, les deux autres, en pleine nature – l’artificiel et le naturel, tradition locale et modernité planétaire – quelle intention y a-t-il derrière ce projet ?
Tation : Nous voulions simplement insuffler une dimension plus sensorielle et expérientielle à certaines des coordonnées anonymes qui nous intéressaient, ou dont nous avions fait l’expérience par inadvertance, en renvoyant les coordonnées dans l’espace – un champ de présence humaine réelle. Il y a là une véritable réflexion sur la modernisation et surtout la « datafication » (mise en données) du monde. Le système des coordonnées est une sorte de système de noms de lieux fondé sur des données qui crée un réseau d’espaces « proxy » (mandataires) de données. D’autre part, les coordonnées neutralisent en fait l’espace réel, tout comme les données finissent par neutraliser tout ce qui est ambigu. Bien entendu, nous ne pouvons rien y changer, nous voulons juste sauver ou mémoriser l’espace grâce à notre travail.
Coordinate Plan consiste à faire l’expérience de l’espace et à le ressentir, ce qui permet à beaucoup de choses de se manifester naturellement. Nous cultivons et remodelons l’espace par le biais de la création, et le travail qui s’effectue dans cet espace peut être considéré comme un commentaire sur l’emplacement réel de ses coordonnées. La performance en direct comme événement sera à jamais subordonnée à ces coordonnées et deviendra une sorte de jalon. Il devrait y avoir un peu de chaleur humaine dans tout cet océan de données, cela pourrait être notre chance, et celle de l’humanité aussi.
PAN M 360 : Nothing orgy est une installation intéressante au centre d’une ville, par l’artiste de rue XXX. Elle semble présenter le groupe comme des mannequins dans une vitrine de magasin et permet de ne voir que deux membres du groupe à la fois – elle ne raconte jamais toute l’histoire. Cela ressemble à un commentaire sur la malhonnêteté et le caractère évasif du mercantilisme. On y retrouve également le saxophone de Wang Meng – un instrument très fortement associé à la ville (de la même manière qu’une guitare acoustique est plutôt perçue comme « rurale »).
Tation : La pièce vient d’un concept et d’un titre, nous n’avons commencé à planifier le projet de façon plus précise qu’après avoir déterminé l’espace de sa mise en œuvre. À l’époque, l’artiste collaborateur voulait fabriquer de véritables vitrines en verre pour les musiciens, mais comme le projet était financé par les membres du groupe eux-mêmes, à l’exception du matériel d’enregistrement qui était fourni gratuitement, les vitrines en verre étaient vraiment trop coûteuses, l’artiste a finalement dû changer son fusil d’épaule.
Bien entendu, le projet qui a suivi a eu l’effet escompté, voire un sens inattendu – par exemple, comme si les fenêtres étaient ouvertes, mais que les musiciens étaient attachés à leurs instruments – n’y avait-il pas un sentiment de fausse liberté ? Les musiciens isolés qui jouent seuls mais en groupe donnent aussi l’image que malgré la faible distance physique qui existe entre eux, il y a des « murs » impénétrables… Quant au saxophone, l’idée était d’ajouter un facteur de perturbation à l’orchestration d’ensemble. Par rapport à ceux des autres pièces, la structure, l’arrangement et l’orchestration de Nothing orgy sont plus conventionnels et disciplinés. Sans l’ajout du saxophone, il s’agirait d’une musique d’accès plutôt facile, le reflet d’une culture commerciale inconsciente. Si la performance collective du groupe fait voir une conscience collective, le saxophone témoigne ici de la présence de l’individu.
PAN M 360 : Flowing est la plus positive et la plus engageante des quatre pièces. La vidéo présente une installation environnementale de l’artiste Ma Yongjin, qui a utilisé une grande feuille de matériau réfléchissant pour suggérer un débordement du fleuve Jaune qui avale le groupe pendant qu’il joue.
Tation : Tout d’abord, il est à noter que toutes les œuvres de Coordinate Plan ont été créées expressément en fonction des coordonnées sélectionnées, ce qui constitue l’un des principes du projet : se rapporter à un ou plusieurs espaces réels. Un mois avant la prestation, nous sommes allés au fleuve avec Ma Yongjin, l’artiste, pour faire des repérages. C’était une belle journée et l’eau qui coulait dans la lumière du soleil nous a procuré une sensation auditive intérieure, une sensation canonique. Il existe un proverbe chinois, « chuan liu bu xi » (« l’écoulement sans fin de la rivière »), qui évoque cette dimension cyclique et sans fin de la rivière. Cet aspect communiquait un sentiment de vie et d’espoir que nous avons apporté à la musique selon ce style « positif et engageant », comme vous l’avez décrit. Suivant la musique, l’artiste a eu l’idée de prolonger le fleuve. On peut dire que nous avons travaillé avec l’artiste pour détourner le fleuve Jaune selon ces coordonnées par le biais de la musique et d’installations environnementales, et le temps d’une journée nous avons donné un affluent au fleuve Jaune.
PAN M 360 : Vous avez collaboré avec le poète Zhang Zheng sur My heart is not like me. Ses paroles et le caractère heavy metal de la musique évoquent des émotions très fortes. L’environnement physique de la vidéo semble être un entrepôt ou une usine en ruine.
Tation : Il s’agit de l’atelier d’une usine d’État mourante, et même si la production n’avait pas encore complètement cessé, on sentait la fin proche. Nous (la génération post-80) avons grandi pendant une période de changement social et idéologique en Chine, particulièrement dans les régions occidentales reculées et arriérées, et il semble que notre malaise à l’égard de ce changement est plus profond. Cette inquiétude, ou ce symptôme de division, ont toujours été présents quand nous étions jeunes. Aussi, quand nous nous sommes familiarisés avec le rock ‘n’ roll à l’adolescence, nous avons facilement pu trouver une façon sympathique de réagir grâce aux musiques agitées comme le métal, le punk et le rock garage. Cette situation, cet état de division, fait partie de nos vies. Lorsqu’une personne est déchirée, elle hurle, mais ce cri est totalement inefficace, comme le cri d’un bébé, c’est une douleur qui laisse impuissant, et en même temps, ce cri n’a pas vraiment de sens parce que nous ne savons pas exactement quelle est la nature du mal. La poésie de Zhang Zheng semble donc répondre à notre question en donnant un sens à ce cri, qui trahit une profonde obscurité de l’esprit. Comme une psychothérapie, le poème nous a guidés dans une conversation passionnée avec notre passé, à travers le heavy metal que nous aimions, dans cette usine familière qui éveille un sentiment de nostalgie.
PAN M 360 : Tourné au mont Qingsha, à très haute altitude, Flying around flame est une collaboration avec l’artiste conceptuel et multidisciplinaire Liu Chengrui. Celui-ci semble être le plus intéressé par les traditions et le folklore de votre région.
Tation : Il s’agit d’une danse traditionnelle locale pour célébrer la victoire où les villageois, agissant comme les messagers du dieu du vent, lèvent les bras au ciel et tapent des pieds autour d’un feu de joie en criant, en tournant sur eux-mêmes et en implorant la bénédiction du dieu. L’œuvre a été exécutée dans la ville natale de l’artiste Liu Chengrui, qui a déclaré à son sujet : « Je suis né sur le mont Qingsha – la période de mon enfance est bien révolue, et un peu en lambeaux aujourd’hui, mais ces histoires que j’imaginais autour du mont Qingsha font maintenant partie de la réalité. Flying around flame constitue une sorte d’impulsion visant à bâtir de nouveaux souvenirs du mont Qingsha ».
Il connaît très bien ce territoire et beaucoup des villageois qui ont assisté au spectacle, mais comme tout ce qui s’y trouvait était inconnu du groupe, même si nous avions communiqué avec l’artiste au préalable, nous n’avions aucune idée de ce à quoi la scène ressemblerait au juste. Ce jour-là nous avons donc choisi d’improviser plutôt que de jouer une pièce préparée comme pour les trois autres œuvres. Jouer de façon improvisée et non structurée, c’est comme se jeter dans un espace sans gravité, et dans le rituel créé par l’artiste. Le bruit du vent, les cris des oiseaux au-dessus de nos têtes et ceux des « messagers du vent » nous ont progressivement amenés à une sorte d’oubli dans notre imagination, et la performance s’est aussitôt arrêtée. De plus, la température de -15°C nous a obligés à faire quelques changements inhabituels, comme celui de porter des gants pour jouer, mais le son brut convenait étonnamment bien à l’ambiance de la journée. Dans l’ensemble, ce fut l’une des journées les plus excitantes et mémorables de tout le Coordinate Plan 2018.
PAN M 360 remercie Xige Yi pour son aide à la traduction.