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Il y a déjà quarante ans que le compositeur québécois Claude Vivier nous a quittés, laissant derrière lui une quantité d’œuvres aussi fascinantes qu’inouïes, dont l’influence pérenne est encore palpable dans la musique de nos créateurs d’aujourd’hui.
Tenue du 7 au 17 mars 2023, la Semaine du Neuf, un évènement organisé par Le Vivier qui en est à sa première édition cette année, rendra hommage à ce géant de la musique québécoise à travers une série de concerts dédiés à une partie de sa production.
Le mardi 14 mars 2023, ce sera au tour du Chœur Temps Fort de fouler la scène du Monument national pour nous présenter Journal, une composition monumentale aux exigences techniques vertigineuses, rarement jouée en public, et dont la dernière représentation montréalaise remonte à 2009.
PAN M 360 s’est entretenu avec Pascal Germain-Bérardi, directeur artistique de cet ensemble émergent, afin d’en apprendre davantage sur le processus qui a mené à l’existence de ce projet, les défis que représente l’exécution d’une telle pièce et les apprentissages que le chef et son groupe en ont soutirés.
PAN M 360 : Le Chœur Temps Fort, dont vous êtes le directeur artistique, est un ensemble musical en plein essor. Comment en êtes-vous venu à être sollicité pour interpréter l’œuvre Journal de Claude Vivier dans le cadre de la Semaine du Neuf ?
PASCAL GERMAIN-BÉRARDI : Ce projet est l’initiative du percussionniste David Therrien Brongo. Lui et moi nous connaissions déjà, car nous faisions partie du même groupe de métal par le passé. David étudie la musique de beaucoup de compositeurs québécois dans le cadre de son doctorat. Il était donc conscient du fait que Journal avait été très peu jouée ici au Québec. Il savait également que je dirige un chœur et que j’affectionne les projets qui sortent des sentiers battus – c’est d’ailleurs cet aspect de notre pratique qui a établi la notoriété du chœur et nous a donné de la crédibilité auprès des organismes subventionneurs. Comme nous soulignons cette année le 40e anniversaire de décès de Claude Vivier, l’occasion nous semblait idéale pour s’attaquer à ce programme ambitieux.
PAN M 360 : Journal est une pièce hautement virtuose où de nombreuses forces entrent en opposition, autant en ce qui a trait aux textures qu’aux plans sonores. Comment fait-on comme chef pour concilier ces défis techniques avec l’intimité inhérente de l’œuvre ?
PASCAL GERMAIN-BÉRARDI : Dès que j’ai posé les yeux sur la partition, j’ai immédiatement su que c’était l’œuvre la plus difficile qu’il m’avait été donné de monter jusqu’à présent. Et j’ai pourtant dirigé du Stravinski, du Bartók et du Penderecki durant mon parcours universitaire ! Plusieurs membres du chœur et solistes ont d’ailleurs émis des opinions similaires à cet effet. Pour parvenir à nos fins, nous avons dû répéter un total de 35 heures, ce qui est beaucoup plus que pour un concert de musique classique standard, où la moyenne tourne plutôt autour de 9 à 12 heures. Mais les difficultés sont telles qu’il était nécessaire de faire cet effort supplémentaire.
La première étape de mon travail avec les chanteurs a consisté à isoler les parties les plus complexes de l’œuvre. Cela a impliqué beaucoup de solfège rythmique, d’une part, mais aussi une analyse approfondie de chacun des accords énoncés durant la pièce afin que chaque interprète puisse en apprécier les couleurs distinctives. Cette étape a été particulièrement longue et ardue. Lorsque l’on joue un instrument comme le piano, la justesse du son n’est pas une préoccupation en soi. Il suffit d’enfoncer la touche pour entendre la note qui lui est associée. En chant, cela n’est pas possible. Il faut donc intégrer un à un les accords dans leur contexte respectif afin de mieux les ressentir et de les attaquer avec confiance lors de la représentation. Fort heureusement, le langage harmonique de Vivier est très intelligible.
J’ai aussi autorisé les chanteurs à apporter un diapason sur scène pour qu’il puisse en faire usage en cas d’insécurité. Ce n’est pas quelque chose que je fais habituellement, mais dans le cadre de concert, cela me semblait justifié, ne serait-ce que pour assurer le bien-être de chacun.
PAN M 360 : Ce désir de sortir des sentiers battus est l’une des premières choses que l’on peut lire à propos de votre ensemble sur son site web. On y fait également référence au désir de partager des moments forts, à l’excitation du rituel de passage, au miracle que représente un spectacle, et même à la musique comme instinct de survie. En somme : une expérience viscérale.
PASCAL GERMAIN-BÉRARDI : Oui. Mon rapport à la musique est viscéral, que l’on parle de métal ou de punk rock, mais cela est vrai pour n’importe quel style où l’on retrouve une énergie très forte. La musique classique n’échappe pas à ce type d’intensité – pensons à Beethoven et sa capacité à défoncer les murs en brisant les conventions, à la musique grandiose et quasi-cosmique de Bruckner, au côté death metal que l’on retrouve dans certaines œuvres de Chostakovitch ou à la nature tribale du Sacre du printemps de Stravinski. Le concert est pour moi un moment privilégié pour partager le fruit de notre travail avec le public. Cela nous donne l’opportunité d’élargir son horizon, de lui faire vivre des émotions fortes, de lui apprendre quelque chose sur lui-même et de l’élever tout en lui faisant passer un bon moment. Ces aspects sont fondamentaux pour moi et guident chacune de mes réflexions avant la production d’un concert.
Dans le cas de Journal c’est un peu différent, car son intensité se trouve moins dans l’énergie brute qui s’en dégage que la profondeur des affects dans lesquels Vivier puise son inspiration. L’œuvre est divisée en quatre sections : l’enfance, l’amour, la mort et après la mort. Chacune de ces sections est emplie de moments de fragilité. Dans la séquence de l’amour, par exemple, on explore l’abandon du premier grand amour, ce moment où l’on est convaincu d’avoir trouvé en l’autre la partie qui nous complète. On y aborde aussi le sentiment amoureux qui se confond avec l’attirance sexuelle, les innombrables questions que sa poursuite peut générer, tout comme le tourbillon de panique qui peut s’emparer de nous lorsqu’il nous quitte subitement et qu’on a l’impression de l’avoir perdu pour toujours.
La réflexion humaine prend souvent la forme de pensées qui se déploient en simultané sur différents plans. Puis, sans prévenir, une idée fixe et latente vient prendre toute la place, l’espace d’un instant, puis se décline en une nouvelle arborescence d’idées. Vivier, je crois, traduit bien cette activité cérébrale tumultueuse. C’est l’accumulation de ces strates et la façon dont elles sont traitées qui confèrent à l’œuvre sa grande intensité. C’est aussi en ce sens que j’ai abordé mon travail avec les chanteurs. Une fois les défis techniques surmontés, j’ai misé sur la signification et la portée de ces affects, et sur la façon dont ils s’incarnent dans la partition. Parfois, un subito piano peut vouloir dire bien plus qu’une simple dynamique douce. Il peut aussi être le symbole de l’incertitude la plus complète.
PAN M 360 : Après toutes ces heures passées à travailler d’arrache-pied pour donner forme à ces idées complexes et à franchir le pas entre la vie et la mort mille fois plutôt qu’une à travers l’œuvre de Vivier : qu’avez-vous appris et comment le groupe en ressort-il grandi ?
PASCAL GERMAIN-BÉRARDI : Certains chanteurs m’ont confié que leur solfège rythmique allait désormais « torcher » (rires). D’autres ont mentionné que la complexité de Journal leur a permis de mettre en perspective certaines œuvres du répertoire auxquelles ils ont été exposés. Ils ressentent également beaucoup de fierté à l’idée de participer à un évènement aussi spécial. Mais plus encore, c’est un sentiment d’accomplissement très fort qui les anime. Et ça, c’est une chose que je recherche dans mes projets et que je valorise énormément.