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Sunjae Lee et Mung Music : La Corée révélée

par Michel Rondeau

Depuis qu’il s’est installé en Corée du Sud il y a quelques années, le saxophoniste Sunjae Lee y a découvert une scène musicale aussi passionnante qu’insoupçonnée où des musiciens de différentes générations mêlent jazz traditionnel, improvisation libre et instruments traditionnels coréens.

Ci-dessus, Sunjae Lee

Équipé d’une vieille enregistreuse quatre pistes Tascam 242 et résolu à faire connaître cette musique au reste de la planète, il a ainsi fondé cette année l’étiquette Mung Music dont les premières parutions ont été lancées en juillet.

Quelques repères chronologiques

D’origine coréenne, le saxophoniste Sunjae Lee est natif de Boston. Après des études en musique, il lance trois albums comme leader ou soliste à la fin des années 2000 sur un label indépendant (Pure Potentiality Records) : Srivbanacore, Meditations et Equilibrium. Au début des années 2010, il se rend à Portland, en Oregon, y poursuivre une carrière en médecine naturelle et y obtient un doctorat en naturopathie et en médecine orientale. À cette époque, il dirige un trio de jazz, le Kin Trio, qui publie sur PJCE Records l’album Breathe. Il s’initie également à l’art de la calligraphie orientale.

En 2014, il déménage ses pénates à Séoul, en Corée du Sud, pour y pratiquer la naturopathie, tout en poursuivant ses activités musicales avec diverses formations jazz, dont le « Chordless Quartet » de la batteuse Soojin Suh qui explore l’harmonie et l’espace avec une grande liberté. 

En 2019, Lee fait paraître l’album Entropy auquel participe notamment le trompettiste Peter Evans avec lequel il s’était lié durant ses années à Boston.

En 2020, il fonde Mung Music, étiquette indépendante vouée à faire connaître la musique expérimentale improvisée de Corée du Sud au moyen d’une vieille enregistreuse à cassette Tascam 424.

Lee est également peintre dans la tradition de l’art asiatique. C’est lui qui dessine les pochettes des albums publiés sous son étiquette.

Ci-dessus, peintures de Sunjae Lee

Afin d’en savoir plus long au sujet de ce nouveau label, PAN M 360 s’est entretenu avec Sunjae Lee qui s’est prêté au jeu de l’interview et a répondu à nos questions. 

PAN M 360 : Dans une interview, vous avez dit que durant votre jeunesse à Boston, vous ne vous souciez guère de votre origine coréenne. Quand la question de l’identité a-t-elle soudainement changé et pris de l’importance, et comment cela s’est-il déclenché ?

Sunjae Lee : Cela s’est fait tardivement, en plein milieu de mes études de médecine et de naturopathie chinoises au bloc opératoire de Portland, pendant que je me plongeais dans la langue et l’histoire chinoises. J’ai fini par me familiariser avec les différents systèmes coréens de médecine traditionnelle et je pense que ç’a été pour moi la « goutte d’eau qui a fait déborder le vase », pour ainsi dire. Pendant des décennies, j’ai été mal à l’aise par rapport à mon identité et au fait que j’étais relié à un riche héritage, une ascendance et une langue, mais je l’ai pratiquement ignoré. L’apprentissage de la médecine traditionnelle et mon intérêt pour la peinture au pinceau asiatique ont été les deux principaux éléments déclencheurs pour moi.

PAN M 360 : Comment se porte la scène du jazz et de l’improvisation en Corée du Sud ?

(Précisons que c’est à la fin des années 1950 que le jazz a fait ses premières apparitions en Corée, principalement dans des boîtes fréquentées par les soldats américains stationnés là-bas après la guerre de Corée. La chanteuse Park Seong-yeon aidera ensuite à populariser le genre en ouvrant le Janus Club à Séoul à la fin des années 1970. Depuis, plusieurs boîtes de jazz s’y sont installées : Once In a Blue Moon, Jazz and the City, All That Jazz, Club Evans, Club Moon Glow et Soul to God. À Busan, on retrouve Club Monk, The Back Room, Jazz Cat.)

Sunjae Lee : La scène du jazz conventionnel est florissante. Elle a un caractère un peu conservateur, mais il y a beaucoup de musiciens talentueux et un bon nombre d’endroits ici et là pour jouer. Quant à la scène de la musique improvisée, comme vous l’aurez sans doute deviné, elle est si confidentielle qu’elle est presque sur point de disparaître, mais il y a ici et là des petites poches et des îlots de résistance avec lesquels nous tentons de constituer une communauté. Je pense que la réapparition de Choi Sun Bae est un événement majeur. C’est aussi la première fois qu’un véritable « aîné » est désireux de soutenir les jeunes musiciens d’ici. Il y a aussi bien sûr le maître saxophoniste Kang Tae Hwan, mais il est plus solitaire et ne se produit que quelques fois par an et pratiquement jamais avec des musiciens des jeunes générations. Grâce à Choi Sun Bae, j’ai appris l’existence d’Alfred 23 Harth, un saxophoniste et multi-instrumentiste presque légendaire qui est actif sur la scène mondiale de la musique expérimentale depuis les années 60, et qui vit en Corée depuis 20 ans. Alfred a également commencé à jouer avec nous et s’est montré extrêmement gentil et coopératif, voilà un autre vétéran qui est soudainement apparu et qui me donne de l’espoir pour la scène d’ici.

Ci-dessus, le trompettiste Choi Sun Bae  

PAN M 360 : Qu’est-ce qui vous a poussé à démarrer une nouvelle maison de disques ?

Sunjae Lee : La principale raison est de faire valoir les formidables musiciens qui, ici en Corée, jouent de la musique improvisée et expérimentale (ou même simplement des compositions originales). Il n’y a pratiquement aucun public pour cela ici et un seul lieu qui soutient et rend possible ce type de musique, appelé Ghetto Alive. Il remplit son rôle de façon fantastique, mais il y a des limites à ce qu’un seul lieu peut faire pour soutenir une scène. L’objectif du label est donc de faire connaître ces musiciens et de les faire entendre au public international parce qu’ils sont extraordinaires et méritent une plus grande reconnaissance.

PAN M 360 : Quelle notion se cache derrière le mot Mung et quelle est la philosophie du label ?

Sunjae Lee : « Mung » est un terme coréen, une expression argotique dont le sens est équivalent à  « être dans la lune ». On l’emploie quand quelqu’un est vraiment fatigué et qu’il regarde dans le vide ou qu’il ne pense à rien de particulier, c’est là que nous disons cette phrase. Pendant ces moments, notre esprit conscient fait une pause, ce qui permet à notre subconscient de prendre le dessus et parfois de donner cours à de brillantes pensées. Dans la musique improvisée, la brillance fluide du subconscient est également valorisée par rapport aux processus de pensée concrets du conscient et c’est pourquoi j’ai choisi ce terme pour représenter ce type de musique.

Sur le plan musical, j’espère capter trois types de « sous-genres » qui n’ont pas de représentation ou de support ici. Tout d’abord et surtout, les musiciens de jazz qui s’intéressent au free jazz et à la musique improvisée. Deuxièmement, les musiciens de jazz qui écrivent des compositions originales et font une large place à l’improvisation ou qui sont non conventionnelles ou expérimentales. Enfin, des collaborations avec des musiciens qui jouent des instruments traditionnels coréens et font également de l’improvisation libre. Ce groupe est de plus en plus nombreux, il y a maintenant un bon nombre d’improvisateurs étonnants qui utilisent des instruments traditionnels coréens (Doyeon Kim aux États-Unis en est un exemple assez étonnant à mon sens). 

Ci-dessus, la pianiste Eunyoung Kim

PAN M 360 : Pouvez-vous nous parler de chacun des quatre albums que vous avez sortis en juillet et août, de leurs particularités et des musiciens impliqués ?

Sunjae Lee : Je vais commencer par le deuxième : l’album Earworm d’Eunyoung Kim est la première parution « officielle » du label et c’est l’une des artistes qui m’intéressait le plus pour mon label. Selon moi, elle est un véritable génie du piano jazz et devrait déjà avoir une réputation mondiale, mais ici en Corée, elle n’obtient pas ce genre de reconnaissance. Elle a enregistré ces 11 morceaux d’une seule traite en quelques heures, sans aucune répétition ni pratiquement aucun montage par la suite, et je pense que le résultat est vraiment excellent.

Ensuite, il y a Ma-chal, du groupe Saaamkiiim, un trio d’improvisation composé d’un ensemble hétéroclite de tambours, d’électronique et d’un instrument traditionnel coréen à archet (comme l’erhu). Je suis le groupe depuis sa création, il y a quelques années, et j’apprécie leur constante et ludique alchimie. J’admire également la façon dont le leader Dey Kim a dirigé sa propre série de musique improvisée ici et là, là où il n’y avait rien de la sorte.

Ci-dessus, Dey Kim

Enfin, la plus récente parution, Embrace, est celle d’un nouveau groupe, Baum Sae, ce qui se traduit par oiseau de nuit, de la batteuse Soojin Suh, qui est l’une de nos musiciens les plus actifs et les plus prolifiques. Elle collabore depuis des années avec le chanteur de musique traditionnelle coréenne Borim Kim dans le groupe Near East Quartet, mené par Sungjae Son, et tous deux ont ajouté un joueur de geumungo (un instrument traditionnel à cordes pincées) et ont réalisé de nouvelles compositions combinant improvisation et éléments de musique traditionnelle coréenne. 

Ci-dessus, Soojin Suh

PAN M 360 : Qu’avez-vous essayé de réaliser avec le vôtre, Palindrome, et en ce qui concerne son thème ?

Sunjae Lee : Palindrome était en quelque sorte un album test. Il était aussi très important en tant que première parution du label en raison de la réapparition soudaine de Choi Sun Bae sur la scène du free jazz d’ici. Pour vous donner une idée, il était l’un des seuls « maîtres » du free jazz en Corée. Il présentait des concerts de musique improvisée avec Kang Tae Hwan depuis les années 1970, mais en raison de l’accueil glacial du public coréen, il a décidé de ne jouer de la musique improvisée qu’au Japon, où il s’est gagné un large public. Nous pensions qu’il était passé à un jazz essentiellement standard et qu’il avait perdu tout intérêt pour le free jazz, mais grâce aux efforts du propriétaire de Ghetto Alive, on s’est rendu compte que ce n’était pas le cas.

Il a donné un concert solo improvisé d’une heure et demie au Ghetto, et ce fut l’un des spectacles les plus impressionnants que j’ai vus depuis que je suis en Corée. Je l’ai contacté immédiatement après, et j’ai commencé à jouer avec lui et le batteur Junyoung Song, qui est le mari de Eunyoung Kim et mon plus proche collaborateur musical. Je dois mentionner que Choi a presque 80 ans, mais qu’il a l’endurance et l’esprit d’invention de quelqu’un de notre âge. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré le titre de Palindrome  – le fait qu’en dépit de son grand âge, il ait un niveau d’énergie comparable à nous qui sommes plus jeunes – comme s’il y avait un renversement de la marche du temps.

PAN M 360 : Quels sont vos projets pour le label ? 

Sunjae Lee : J’ai cinq autres enregistrements prévus d’ici la fin de l’année et j’espère les sortir tous d’ici le début de 2021, et je vais continuer à en faire la publicité en faisant passer le mot aux publications et aux musiciens étrangers. J’espère que cette reconnaissance étrangère facilitera la procédure de demande de subvention car le gouvernement coréen a tendance à soutenir les projets qui diffusent la culture coréenne à l’étranger. Mon rêve est de pouvoir payer généreusement les musiciens (comme je gère une clinique chiropratique à temps plein, je ne cherche pas à faire des profits avec cette étiquette), de les encourager à continuer à créer leur musique originale et de les mettre en contact avec des publics étrangers qui peuvent apprécier leur musique bien davantage. Lorsque le label aura acquis une certaine notoriété, j’espère que d’autres grands musiciens coréens le remarqueront et que des musiciens comme Okkyung Lee et Kang Tae Hwan envisageront y publier un jour. Et peut-être que dans un avenir pas si lointain, le label encouragera les musiciens improvisateurs de l’étranger à nous rendre visite et à faire de la musique avec nous aussi !

La filière coréenne

Pour ceux et celles qui seraient intéressés à remonter la filière coréenne mêlant musique traditionnelle et musique improvisée, citons la formation Black String – guitare, percussions (dont un yanggeum, dulcimer joué avec de petits marteaux similaire au santour comprenant sept ensembles de quatre cordes), flûtes de bambou et geomungo (cithare à six cordes). Black String est d’ailleurs la traduction anglaise de geomungo. Le quartet qualifie sa musique de « musique contemporaine coréenne sans frontières ». Il a publié jusqu’ici trois albums sous étiquette ACT : Mask Dance (2016), Karma (2018) et NES (2020) auquel participent également le guitariste français d’origine vietnamienne Nguyen Lê et le Marocain joueur de guimbri Majid Bekkas.

Mentionnons également le Near East Quartet (cité précédemment) du saxophoniste coréen Sungjae Son, dont fait partie la batteuse Soo Jin Suh, qui a lancé un disque sous étiquette ECM en 2018 juxtaposant des éléments de jazz contemporain et musique traditionnelle coréenne. 

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