Pays : Canada (Québec) Label : ATMA Classique Genres et styles : musique contemporaine Année : 2024

Paramirabo – Voix jetées

· par Frédéric Cardin

Le mouvement post-minimaliste a ceci de très réjouissant qu’il reprend certains aspects caractéristiques de l’école étatsunienne lancée par les Riley, Reich, Glass et autres (rythmes propulsifs, harmonies résolument tonales, motifs répétés induisant parfois la transe), en y superposant une modernité musicale tributaire de l’atonalisme, du bruitisme ou d’autres techniques d’avant-garde. On peut aussi y ajouter des éléments tirés des musiques populaires, savantes non-occidentales, rock alternatives, électro/techno, etc. Bref, alors que l’avant-garde de la deuxième moitié du 20e siècle a semblé se figer dans une posture hautaine et puriste, le ‘’Minimalisme’’ reste entièrement ouvert à toutes les possibilités de dialogue. 

C’est exactement ce que démontre ce très bel album de l’ensemble montréalais Paramirabo sous étiquette Atma. L’assemblage des cinq œuvres au programme permet de constater l’étendue des possibilités du post-minimalisme, d’un héritage direct au courant original né dans les années 1960 à une distillation presque abstraite de ses codes. 

Nico Muhly est le premier compositeur convoqué. C’est aussi le plus directement lié au MInimalisme d’origine, car il a été collaborateur de Philip Glass. On reconnaît d’emblée la pulsation excitante, les couleurs franches, le centrage tonal. Cela dit, en bon post-minimaliste, Muhly épice sa partition ici et là de cassures rythmiques et de jaillissements délicats et harmoniquement décentrés, qui en font un enfant du 21e siècle post plutôt que pur minimaliste. Le résultat est une pièce lumineuse et raisonnablement complexe, aussi agréable à écouter qu’elle doit être à jouer. 

Compositrice perçue comme l’une des plus innovatrices sur la scène contemporaine, Missy Mazzoli (qui est venue à Montréal pour un concert à la salle Bourgie en février 2024 – LISEZ MON COMPTE-RENDU), deuxième dans l’ordre de ce programme, étire les codes traditionnels du Minimalisme avec Still Life with Avalanche. L’idée d’avalanche est incarné par un ensemble de mélodies superposées qui ‘’déboulent’’ et ‘’s’écroulent’’ pour se distordre et se désintégrer à la fin de la pièce. La pulsation se fait intermittente, les harmonies hésitantes, mais le plaisir de l’écoute reste entier. C’est une musique agile, belle et raffinée, un brillant exemple de post-minimalisme à son meilleur.

La québécoise Keiko Devaux est, à mon humble avis, l’une des plus dignes membres de la nouvelle génération créative en musique contemporaine, à l’échelle nord-américaine. Sa modernité richement ancrée dans des études solides (avec Sciarrino, entre autres) et dans des intérêts éclectiques est magnifiquement informée par une aisance narrative et une attention à la beauté esthétique du résultat final. Voix jetées est un extrait de son opéra L’écoute du perdu, créé en 2023 à Montréal. À Paramirabo s’ajoute ici la soprano Sarah Albu, une autre très belle arrivée sur la scène récente de la musique contemporaine. Le texte de Michaël Trahan (Je jette ma voix par la fenêtre) ramène à notre perception émotionnelle du son, et des rapports de proximité qu’on y infère dans notre esprit. Si cette prémisse laisse présumer une démarche inspirée de l’abstraction sonore et d’un résultat très cérébral, il n’en est rien. Voix jetées nous soulève et nous maintient dans une apesanteur délicate mais étrange. Un tapis mouvant en accords mineurs, épicé de glissandos et de frémissements atonaux, soutient la voix angélique, flottante, voire éthérée de Sarah Albu. L’écriture de Devaux est tout simplement envoûtante et l’indéniable modernité de cette plume est avant tout d’une grande beauté. La mécanique minimaliste est laissée de côté en faveur d’éléments simples mais collectivement élaborés. Magique.

Dans Music for Body-Without-Organs on reconnaît tout ce qui fait l’originalité postmoderne de la musique de Nicole Lizée. La fusion de l’atonalité expérimentale, de la pulsation insistante et du mélodisme consonant est activée en parallèle à une autre couche fusionnelle liée à des référents extra musicaux tels (dans ce cas-ci) la science-fiction, les films d’horreur et la philosophie deleuzienne. Je vous défie de trouver quiconque d’autre oserait le faire et, surtout, réussir à en tirer une expression bourrée de vitalité et de stimuli pour mélomanes! Lizée le réussit avec brio dans cette pièce dont la pulsation continue se métamorphose au moyen d’accélérations et de décélérations récurrentes. Accrochée au concept de corps sans organes, idée deleuzienne de fluidité et de mutation narrative/identitaire mariée ici avec des images de films d’horreur classiques évoquées par la compositrices (Carnival of Souls de 1962, où des goules dansent des chorégraphies démoniaques au son d’un orgue, dans une église), la musique se fait métamorphique et comme en constante indécision quant à sa propre posture identitaire. Une rencontre géniale entre culture (très) savante et culture (très) populaire. Du grand Nicole Lizée.

Le programme se conclut avec Leviathan du compositeur canado-étatsunien Jared Miller, qui explore l’idée de parallaxe, qui traite de la différence de perception d’un même objet (ou point), selon l’angle de vue. Miller a eu l’intuition de s’inspirer des chants de baleines, qu’un humain ne peut entendre dans toutes leurs facettes car certaines fréquences lui sont imperceptibles. La manière d’y avoir accès est d’en augmenter la fréquence de plusieurs octaves, ou, si vous préférez, d’en modifier l’angle de réception. Ainsi ‘’transcrites’’ et bonifiées dans une construction en arche narrative/émotionnelle, ces mélodies étranges mais fascinantes deviennent un hymne contemporain à la découverte et l’appréciation de la différence. 

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