renseignements supplémentaires
Dimanche dernier à la Maison symphonique, le pianiste montréalais d’origine ukrainienne Serhiy Salov a offert une exécution très spéciale du Concerto pour piano nᵒ 1 en mi bémol majeur S. 124 de Franz Liszt, de concert avec l’Orchestre Métropolitain sous la direction de Nicolas Ellis.
La partition de cette œuvre suppose un jeu très appuyé par moments, voire éclatant. Le soliste en a fait davantage dans les circonstances. Au terme de sa prestation, il a même débusqué un drapeau ukrainien du piano et s’en est drapé pour ainsi susciter une ovation monstre. Au rappel, Salov a intercalé un fragment de l’hymne national ukrainien au Nocturne op. 48 n° 1 de Chopin et même suggéré qu’un segment de la ville, près du consulat russe où il manifeste lui-même depuis le début de la guerre d’invasion menée en Ukraine par la Russie sous la gouverne de Vladimir Poutine.
L’occasion était tragique, épouvantable, néanmoins propice pour que Salov sorte définitivement de la confidentialité. Le remplacement au pied levé du pianiste André Laplante (pour des raisons de santé) coïncidait effectivement avec le jour où le dictateur russe a lancé la menace des forces de dissuasion, ceci incluant l’arme nucléaire. Inutile de préciser que l’émotion était palpable.
Voilà donc qui justifie l’interview qui suit, question d’en savoir davantage sur cette exécution dominicale, sur son interprète… et sur l’Ukraine, il va sans dire.
PAN M 360 : Votre interprétation du Concerto no 1 de Liszt était à tout le moins personnelle. Pourriez-vous en décrire l’approche?
SERHIY SALOV : Dans le contexte, ce concerto me semble presque symbolique, il débute et se conclut avec dans une atmosphère plutôt belliqueuse, on y trouve même une marche militaire. Dimanche, les graves au début du concerto évoquaient pour moi les bombardements en cours en Ukraine, les séries d’octaves de l’œuvre étaient pour moi des roquettes lancées à l’ennemi.
PAN M 360 : Vous avez remplacé André Laplante au pied levé, et vous n’aviez pas la partition en main lorsque vous vous êtes présenté à la répétition, nous a confié le maestro Nicolas Ellis. Quelle était votre connaissance de l’œuvre?
SERHIY SALOV : J’ai appris ce concerto à l’adolescence, mon interprétation a beaucoup évolué depuis. Dimanche, cependant, j’ai un peu ajusté l’interprétation en fonction du contexte – séries d’octaves chromatiques plus appuyés, jeu très martial… Sinon, l’esprit romantique du concerto est resté intact.
PAN M 360 : Pour des raisons évidentes, vous vous êtes transformé en militant ces derniers jours. Alors parlons du conflit , à commencer par l’agresseur russe :
SERHIY SALOV : Les valeurs que Poutine promeut depuis le début de sa présidence (en 2000) sont profondément hypocrites, cyniques… il n’y a pas de mots assez forts dans le dictionnaire pour les décrire. Alors cette lutte russe contre le nazisme, un sujet apparemment pertinent pour tous les Ukrainiens, est un fétiche hors pair inventé par Poutine, qui a finalement transformé la Russie en une nation nazie. Ça c’est un exploit! Pour combattre ce nazisme imaginaire dont il n’existe aucune preuve infinitésimale, on tue des enfants, des civils et des militaires qui n’ont strictement rien fait au peuple russe. C’est purement schizophrène.
PAN M 360 : Nous avons souvent eu vent de mouvements d’extrême droite en Ukraine. Où est la vérité à ce titre?
SERHIY SALOV : Effectivement, il y a eu des figures très controversées en Ukraine, entre les années 1920 et 1950. Des figures nationalistes d’Ukraine ont eu la renommée d’être ultra-nazis et ont commis des actes probablement atroces même s’il n’y a pas de documentation rigoureuse à ce titre. Je pense notamment à Symon Petlioura dans les années 10 et 20, époque de la République populaire ukrainienne (1917-1921). Stepan Bandera était à la tête d’une armée ukrainenne ultra nationaliste qui combattait l’Union Soviétique pendant la 2e Guerre Mondiale pour l’indépendance de l’Ukraine. En Ukraine occidentale, il s’en trouvait plusieurs qui vouaient une admiration pour ces généraux. Plus récemment, il y avait une extrême-droite minoritaire en Ukraine, comme il s’en trouve dans tous les pays occidentaux. Poutine a beaucoup insisté sur cette Ukraine utra-nationaliste, qui était devenue somme toute marginale.
PAN M 360 : Comment avez-vous vécu les tensions entre ukrainophones et russophones?
SERHIY SALOV : Pour faire une histoire courte, la question primordiale en Ukraine a déjà été linguistique. Souvent, les Ukrainophones de l’Ouest ont été associés à la droite ou à l’extrême-droite. Souvent, on les a trouvés hostiles à l’Ukraine russophone de l’Est dont je proviens (je suis natif de Donetsk) et qui a longtemps penché vers Moscou. Ce fut ainsi pendant les 20 premières années de l’Ukraine indépendante mais, depuis 2014, soit depuis l’annexion de la Crimée à la Russie suivie de la guerre menée par les sécessionnistes pro-russes dans le Donbass, de nombreux russophones ukrainens sont devenus farouchement patriotes ukrainiens tout en étant fiers de parler russe.
PAN M 360 : Les pressions de la Russie et des séparatistes pro-russes en Ukraine auraient donc aidé à unifier le pays?
SERHIY SALOV : Nous vivons le renouveau de la nation, c’est la soudure de la nation. L’Ukraine est devenue une nation indépendante en 1991, mais cette nation n’était pas soudée. Cette nation hétéroclite ne l’est plus depuis la guerre du Donbass, qui a fait presque 15 000 morts entre 2014 et 2015. Plusieurs factions politiques qui s’y chamaillaient jusqu’à récemment sont maintenant unies. La révolution orange de 2004-2005, l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre du Donbass en 2014-2015 ont ainsi contribué à nous unir. Aujourd’hui, les ukrainophones ne sont plus associés à l’ultranationalisme et tant de russophones sont devenus de fiers patriotes. Les temps ont changé.
PAN M 360 : En tout cas, on observe que l’invasion russe en cours est un catalyseur de l’unité nationale en Ukraine.
SERHYI SALOV : Les événements actuels en scellent toutes les fissures ! Vous savez , les Ukrainiens qui protestent devant le consulat de Russie à Montréal sont russophones pour la plupart. Poutine les accuse de fascistes? Il EST le fasciste, il couvre son peuple de honte pour les décennies à venir.
PAN M 360 : Avez-vous de la parenté qui souffre là-bas?
SERHIY SALOV : Oui , un oncle, un demi-frère, une demi-sœur dont je n’ai plus de nouvelles depuis que la guerre a éclaté. Mon père est décédé avant la guerre, il était un activiste politique et avocat ayant lutté contre les élus les plus controversés et pour les droits des citoyens. Fort heureusement, ma mère habite à Montréal.
PAN M 360 : Quel sera votre engagement pour la suite des choses?
SERHIY SALOV : Je compte protester devant les trois consulats russes joignables depuis Montréal. Je pense aussi poser plusieurs gestes de solidarité en tant que musicien. Je souhaite aussi donner des concerts et offrir mes cachets aux combattants ukrainiens.