Salle Bourgie: Victoire et Gaspard au service de la mélodie et de la poésie françaises

Entrevue réalisée par Alain Brunet

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Applaudis au Festival de Royaumont et au Wigmore Hall de Londres, en pleine ascension professionnelle, la mezzo-soprano Victoire Bunel et le pianiste Gaspard Dehane traversent l’Atlantique et accostent à la Salle Bourgie – le mercredi 10 mai, 19h30. Sans conteste deux étoiles montantes de la musique classique, ils proposent un programme riche et généreux, exclusivement constitué de musique française connue et inconnue : Poulenc, Debussy, Ravel, Fauré, Chausson mais aussi Strohl, Séverac et Hahn. PAN M 360  a pu joindre le tandem avant la reprise de ses intenses activités de tournée.

PAN M 360 : Comment avez-vous fait connaissance? Quelle est la genèse de ce duo?

GASPARD : Déjà, ce qui est amusant, c’est que ce n’était pas forcément prévu dans nos chemins respectifs, bien qu’ ayant été tous les deux au Conservatoire de Paris. On s’est croisés à de multiples reprises, mais on ne s’était pas forcément parlé. Victoire avait un duo, moi, j’avais aussi un duo j’étais en accompagnement vocal au Conservatoire. Et puis, un jour, on m’a proposé un concert et on m’a imposé Victoire. Mais  dans un autre cadre que celui du Conservatoire; c’était pour un festival en Bretagne et donc c’était drôle, c’est comme ça qu’est né notre premier concert. 

VICTOIRE : Et après cette rencontre, moi, je devais faire l’Académie Orsay-Royaumont avec une pianiste avec qui je travaillais déjà et qui, pour diverses raisons, n’avait pas pu faire l’Académie. Et donc j’ai pensé à Gaspard et je lui ai proposé. Je lui ai dit « Bon, on s’est peu rencontrés, on a fait peu de musique ensemble, mais ça s’est très bien passé. Il y a eu un très bon feeling. Est ce que ça t’intéresserait qu’on puisse se découvrir, continuer à se découvrir au sein d’un écrin si privilégié que celui de l’Académie Orsay-Royaumont. 

GASPARD :  D’ailleurs, je crois que pour être complet sur l’anecdote, j’ai souhaité bon anniversaire à Victoire.  En me remerciant de la politesse, elle m’a fait cette proposition. Comme quoi, il ne faut jamais oublier les anniversaires! 

PAN M 360 : Comment a évolué votre répertoire, ce que vous avez exploré et on en arrive au répertoire qui sera présenté à Montréal. 

VICTOIRE  : Je dirais qu’ on s’est rencontrés avec le répertoire français, entre autres d’ailleurs, mais parce qu’en Bretagne, dans le festival, on s’était rencontrés, on avait fait du Debussy  et du russe. Et après, on a eu encore une fois, cet écrin incroyable de l’Académie Orsay-Royaumont   qui a été constitué de plus de plusieurs sessions de dix jours de travail à chaque fois avec un duo de maîtres. Et à chaque fois, c’était un répertoire différent. Donc on a eu une session sur le répertoire français, une session sur l’allemand avec Prégardien. Et donc ça a aussi aiguillé. Il y avait tout à découvrir, vu qu’on avait très peu travaillé ensemble avant cette académie. Il y avait tout à découvrir, et c’est ça qui a guidé notre première année de travail. 

PAN M 360 :  Maintenant, vous avez atteint une vitesse de croisière, c’est à dire que vous êtes un duo qui va durer et qui fera évoluer son répertoire. Cette fois, vous avez choisi, pour venir à Montréal pour la première fois en tant que duo du répertoire exclusivement français. Pourriez-vous justifier ce choix ? 

GASPARD : On a été éduqués (entre autres) par Anne Le Bozec, qui était ma professeure d’accompagnement vocal et aussi dans laquelle elle s’occupait évidemment les chanteurs. Et Victoire est passée aussi par là. Dans cette classe, on cultivé beaucoup la curiosité et la découverte de pépites, de répertoires pas forcément abordés, parce qu’il y a des grands piliers comme ça du répertoire leader et mélodie. Et finalement, on se retrouve après deux ans de formation et  on n’a pas joué Winterreise, on n’a pas joué La bonne chanson de Fauré mais on a acquis une méthode et une fraîcheur, ce qui consiste à partager à partir de zéro comme si cette grande musique pouvait être la nôtre, sans se fier à des versions précédentes – parce que c’est toujours un peu le problème quand on joue des choses connues. Et justement, là, dans ce choix, il me semble qu’il y a une sorte de bouquet très varié, avec des choses connues, d’autres moins connues, d’autres pas du tout connues, avec quand même aussi une époque assez ramassée. Mais un vrai balayage. Je ne sais pas si l’ordre est défini, en tout cas il l’est dans nos têtes.

VICTOIRE : Je pense aussi qu’on ne peut pas nier que nous sommes un duo français et que c’est un répertoire, un, qui nous tient de cœur et deux, qui nous parle et qu’il est important pour nous de le transmettre. C’était très naturel pour nous de choisir ce répertoire là spécifiquement pour une première fois ensemble au Canada. 

GASPARD :  C’est peut être un snobisme facile de ma part, mais il me semble qu’il y a chez vous une volonté de cultiver la langue française et de l’entretenir. Et comme ce répertoire est très exigeant sur la qualité de la langue, sur la profondeur, c’est d’autant plus stimulant pour nous aussi de vous  proposer de beaux textes et de faire ce travail. Chacun d’entre nous arrive avec ses outils, on bâtit une réflexion à deux sur la poésie, ensuite, on essaie de mêler les sons.

VICTOIRE :  Et même là, c’était aussi, je pense, un peu ce qu’on a voulu faire avec ce programme, c’est à dire mettre à la fois des compositeurs français très connus et des grands tubes, il n’y en a pas tant que ça dans notre programme. Il y a peut-être les Bilitis, les Mélodies grecques et peut-être le bestiaire de Poulenc. Sinon, après, on est vraiment allé chercher des choses qu’on a découvertes ensemble. Le Mirage de Fauré, je l’ai découvert très récemment aussi, c’est quand même encore quelque chose d’assez connu mais qui ne font pas partie des tubes français. Et puis, encore moins connue, Rita Strohl, cette compositrice bretonne qui sort un peu de l’ombre. C’était une manière aussi de continuer à faire découvrir ce répertoire français.


PAN M 360. Maintenant, si on regarde les œuvres en tant que telles que vous allez interpréter, on vous demande quelques mots.

GASPARD :  Les quatre poèmes d’Apollinaire. Pour moi, c’est une musique à cheval entre presque du théâtre virtuose et du cabaret, mais quand même très sombre, avec quelque chose de… 

VICTOIRE : Je suis d’accord complètement avec cette idée de théâtre à la Yvette Guilbert. Pour moi, ça a été aussi de chercher une espèce de prononciation parisienne, plus populaire, qui colle au texte, bien sûr. 

GASPARD :  Il y a quelque chose de très sombre, alors que les trois chansons de Bilitis, là, on est vraiment dans du quasi érotisme.

VICTOIRE :  Pas quasi, complètement!

GASPARD : Ouais, on est complètement dans de l’érotisme. C’est incroyable comme le texte devient envoûtant.

VICTOIRE : C’est très physique comme musique. 

GASPARD : Oui. Si je travaille la partie piano sans me concentrer sur le texte, je ne ressens rien. Par contre, si je lis le texte une fois, puis que j’essaie de jouer en lisant le texte, là, il y a un monde qui s’ouvre. Évidemment, c’est un monde de chair, de luxure, de fatigue amoureuse, etc. 

VICTOIRE : Les mélodies grecques, c’est le plaisir de plonger dans un nouveau monde. En ce moment, ça porte bien son nom, quoi. Les mélodies populaires, donc dans un folklore, dans un imaginaire. Évidemment, on le fait dans la version française, on ne les chante pas en grec, mais ce sont des petits bijoux, de la dentelle. C’est du Ravel, vraiment. Même si ce n’est pas orchestré, on entend un génie des timbres et du détail. 

GASPARD : Il y a un côté aussi, carte postale. Moi, j’ai eu la chance d’aller à l’archipel de Santorin; c’est tout à fait cliché de le dire, mais ces mélodies grecques me donnent vraiment envie d’aller me balader dans ces îles et de tomber sur ces églises avec ces dômes, ressentir une certaine douceur de vivre. Je trouve qu’on n’est pas du tout comme chez Apollinaire dans quelque chose de torturé. Il y a vraiment quelque chose de très pur dans ces mélodies grecques. 

VICTOIRE :  Le bestiaire, c’est un peu le haïku de Poulenc. Ce sont des mélodies très, très courtes, les poèmes sont pareils, de vrais haïkus, vraiment très succincts. Et je ne sais pas. Je trouve que la magie de ce bestiaire, pour moi, c’est ça, c’est de dépeindre en quelques secondes de musique une atmosphère et de mettre en valeur chaque petit compagnon. 

GASPARD :  Moi, ça me rappelle un peu Babar. Évidemment, on ne compare pas Jean de Brunhoff à Apollinaire mais dans cette musique, il y a vraiment quelque chose de presque enfantin, pas sérieux.. 

VICTOIRE : La Tristesse de la lune de Strohl, pour moi, c’est particulièrement  le poème de Baudelaire qui m’a séduite. Et cette musique : je découvre petit à petit le monde de Rita Strohl. Elle a aussi mis en musique des Bilitis, soit en 12 mélodies. Je n’en ai chanté que des extraits parce que c’est plutôt pour soprane. Mais j’en ai déjà chanté quelques-unes dans un récital à Toulouse, il n’y a pas très longtemps. Et c’est très riche. Elle a beaucoup écrit et c’est un univers assez romantique, très lyrique. Pour la voix, c’est très agréable, on est dans une ligne de chant très lyrique. 

GASPARD :  On avait fait une recherche sur ensuite les Mirages de Fauré.  Là aussi, c’est intéressant dans la continuité de Rita Strohl, c’est qu’ il s’agit du poème d’une femme, Renée de Brimont. Et en fait aussi, ce sont des textes sublimes qui ont presque un côté hugolien. C’est foisonnant de métaphores filées dans la mélodie et  tout le poème. Là, c’est du Fauré tardif, donc il y a ce rapport à l’harmonie qui est instable et puis hop, quelque chose nous installe. Et puis il y a des moments un peu évanescents. Ce n’est pas évident à jouer d’ailleurs, parce que les quatre mélodies sont toutes dans le même tempo, à la même vitesse. C’est difficile d’y créer des contrastes. Peut-être faut-il juste accepter cet univers relativement restreint. 

VICTOIRE : C’est ça. Ça porte bien son titre, je suis d’accord. Et en même temps, avec la complexité de ces harmonies, ça reste une écriture très dense. Mais sinon, c’est vrai que c’est assez homogène. Et donc on se dit, mince, comment créer des contrastes alors qu’en fait, les contrastes, à mon avis, se créent d’eux mêmes par les couleurs de Fauré  et les couleurs qu’on donne aux mots. 

GASPARD : Chausson, ce sont des mélodies qu’on adore et qu’on a beaucoup travaillées, notamment à notre première session ainsi qu’à la dernière, puisque ça a été le fruit ensuite d’une sélection de mélodies qui a constitué un disque. Moi, en y replongeant aussi, j’ai un vrai plaisir aussi avec ces mélodies, parce qu’elles sont extrêmement instrumentales. Pianistiquement, il y a un vrai défi quasi aquatique pour la chanson Bien Douce, c’est à dire presque qu’il faut être une sorte de murmure de ruisseaux murmurant sur lequel, justement, la voix va réciter sa chanson. Et Le chevalier Malheur, là où on est presque dans du Wagner. On voit la scène. Moi, ça me fait même penser, c’est pour ça que je souriais, à la première scène du film Les Visiteurs où il y a une décapitation d’un chevalier en armure et le chevalier marche un peu puis tombe. Il y a quelque chose de cet ordre. 

VICTOIRE :  Et La chanson pour le petit cheval, oui. Pareil, là, moi, j’ai découvert il y a bien un petit 15 ans, je pense, les mélodies de Séverac. Je ne sais pas, c’est un personnage, un compositeur qui me touche, très attaché à son terroir et qui a pour mission… Est ce que c’était vraiment… Si, je pense que c’était très pensant d’ailleurs, mais de vouloir faire résonner ses origines, ce qu’on entend plus dans La chanson pour le petit cheval. Mais pareil, c’est vraiment pour moi un bel exemple de ce qu’est l’esthétique française. C’est très pur, ça va droit au but, c’est très délicat.

GASPARD : Et en même temps, c’est très dramatique aussi. Et une fois qu’on a bien compris le texte, c’est souvent la musique de la poésie qu’on découvre. En deuxième lecture, on en découvre le sens psychologique. Et là, il y a une histoire, évidemment, qui se termine mal alors que quand on écoute le début, on se dit « Le petit cheval, c’est super. Il est mignon ce petit cheval. » Et en réalité, ce petit cheval, c’est une métaphore presque de l’impuissance face à la mort.

GASPARD : Puisque j’ai mis ma lèvre et La chère blessure, ce sont aussi des mélodies qu’on a enregistrées. On peut dire qu’on les connaît bien, en tout cas, qu’elles nous connaissent bien. Je trouve que ce sont des mélodies extrêmement romantiques,  en tout cas, c’est  comme ça qu’on a décidé de les interpréter. Il faut ouvrir son cœur au maximum et se laisser envahir par la poésie de Victor Hugo dans le Puisque j’ai mis ma lèvre on n’est pas du tout dans la mesure, ça déborde. Tandis que La chère blessure, c’est une musique qui a presque un côté bancal au début quand on l’aborde, puisque ça déborde et que c’est du sentiment.  

VICTOIRE : Plus que Trois jours de vendange ou D’une prison qui sont quelque part beaucoup plus carrées. Mais ces deux-là sont très romantiques. Et rythmiquement, très étonnantes. 

GASPARD : Je trouve d’ailleurs que les mélodies Trois jours de vendange et  La chanson pour le petit cheval , de compositeurs différents (Hahn et Séverac), sont pour moi semblables dans la mesure où elles commencent avec quelque chose d’extrêmement guilleret,  énergique, et elles se terminent avec le dies irae pour les Trois jours de vendange, et pour Le petit cheval on a à la fin un glas complètement macabre et un paysage de mort absolue. On est dans le cimetière des éléphants dans Le Roi Lion. 

PAN M 360 : C’est très généreux de votre part d’avoir monté un programme aussi charnu, généreux.

GASPARD : Ça nous fait plaisir. Ça passe tellement vite, c’est aussi ça le charme de ce répertoire. D’ailleurs, c’était un peu le contexte de notre rencontre musicale, c’est qu’on avait donné ce concert dans le cadre d’un festival qui rendait hommage au philosophe  Vladimir Jankélévitch, qui a beaucoup écrit sur la musique française. Il parlait souvent de cette dualité entre l’apparition et la disparition, notamment chez Debussy. On est à peine rentrés dans un univers que ça s’est envolé.

VICTOIRE : Ou encore on est projetésdans nos rêves et notre imaginaire et après, ça flotte et on en fait ce qu’on veut, on en garde ce qu’on veut.

PAN M 360 : Il y a deux semaines, d’ailleurs, Thomas Bangalter (Daft Punk) nous parlait aussi de Jankélévitch, sur le thème du grand pouvoir de la musique à exprimer l’inexprimable.


VICTOIRE : C’est effectivement ce qui rend la musique si puissante : un langage qui peut parler à tous sans qu’on ait besoin de grammaire.

PAN M 360 : Ce qui est aussi intéressant dans votre répertoire, c’est qu’il est au service de la grande littérature française et non de textes pompeux du répertoire lyrique, qui vieillissent  souvent très mal.

GASPARD : C’est fascinant pour nous. Nous sommes musiciens, mais pas écrivains ni comédiens. Nous jouons de la musique qui a été composée après un texte. Donc, nous sommes fascinés de voir comment  les compositeurs qu’on connaît, Debussy, Ravel ou les moins connus, se sont emparés de leurs impressions après la lecture et le choix de tel ou tel poème.

PAN M 360 : Évidemment, vous avez vos carrières respectives, mais vous avez aussi ce travail en duo qui fait partie, qui a une part importante dans votre agenda.

VICTOIRE : Et puis qui nous tient à cœur, en fait. Oui, bien sûr. C’est rare de trouver des partenaires avec qui on a envie de travailler sur le long terme, donc c’est très précieux. C’est des choses… Après, il y a des occasions qui nous sont présentées. C’est aussi à nous de créer quelque part les opportunités quand on en a l’envie. 

INFOS ET BILLETS, SALLE BOURGIE MERCREDI 10 MAI, 19H30, C’EST ICI

INTERPRÈTES

Victoire Bunel, mezzo-soprano
Gaspard Dehaene, piano

PROGRAMME

POULENC Quatre poèmes de Guillaume Apollinaire
DEBUSSY Les chansons de Bilitis
RAVEL Cinq mélodies populaires grecques
POULENC Le Bestiaire
STROHL La tristesse de la lune
FAURÉ  Mirages
CHAUSSON
La chanson bien douce
Le chevalier Malheur
SÉVERAC
Le ciel est par-dessus le toit
La Chanson pour le petit cheval
HAHN
Puisque j’ai mis ma lèvre
La chère blessure
Trois jours de vendange
D’une prison 

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