Robert Normandeau : toujours rien à voir à l’horizon et… tout à écouter

Entrevue réalisée par Alain Brunet
Genres et styles : électroacoustique

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Nous voilà 30 ans plus tard, trois décennies après nos premières conversations avec le compositeur, pédagogue et directeur artistique Robert Normandeau. Et 17 festivals Akousma plus tard.

L’interviewé de PAN M 360 est issu de la deuxième génération de la communauté électroacoustique, ayant succédé à la première frange montréalaise des Micheline Coulombe Saint-Marcoux, Marcelle Deschênes, Gisèle Ricard, Yves Daoust, Philippe Ménard, Francis Dhomont (rentré en France depuis 2004).

Au tournant des années 90, la communauté électroacoustique québécoise se scindait en deux tendances, l’une encline à l’art multimédia et l’autre fidèle aux vertus de la diffusion acousmatique, c’est-à-dire sans l’image. 

Rien à voir, telle était l’approche du premier festival Akousma, fondé par Robert Normandeau, Jean-François Denis et Gilles Gobeil. L’autre tendance lança le festival Élektra, fondé et dirigé par le compositeur Alain Thibault.

Longtemps perçu comme l’antre des purs et durs de l’électroacoustique, Akousma demeura un événement confidentiel pour finalement remporter l’épreuve du temps sous la gouverne artistique du compositeur Louis Dufort. En témoignent les salles pleines du 17e Akousma et l’équilibre atteint entre la poursuite d’une tradition et la porte ouverte aux tendances les plus vivifiantes de l’électro fondamentale. Voilà une des innombrables preuves qu’une bonne piste de création peut mettre beaucoup de temps à être balisée.

En cette dernière soirée Akousma, cette fois consacrée aux pionniers de la profession pour célébrer un 30e anniversaire, il appartient à Robert Normandeau de faire le point sur sa pratique artistique, dont une œuvre récente est présentée à l’Usine C ce vendredi 15 octobre.

PAN M 360 : Satisfait des réalisations et du rayonnement du festival dont tu es un des instigateurs et le tout premier directeur artistique?

Robert Normandeau : Trente ans de production de concerts, c’est beaucoup de souvenirs, beaucoup de rencontres et plein de belles et durables amitiés un peu partout dans le monde. Nous avions créé Réseaux des arts médiatiques (c’est le nom dans les lettres patentes…) à une époque où on voyait disparaître peu à peu des salles les musiques électroacoustiques de concert. Les organismes de l’époque préférant le live, les installations et la vidéomusique. Encore à ce jour, Akousma (c’est son nom usuel aujourd’hui) demeure le seul producteur de ce genre musical au Canada. Ce qui a changé en 30 ans c’est qu’à peu près tout le monde fait au moins peu d’électro dans sa programmation régulière. Alors, oui, sur ce plan on peut dire que c’est gagné, que l’électro n’est plus ghettoïsé dans un coin obscur de l’activité culturelle. Et après avoir «erré» de salle en salle pendant des années, Akousma s’est installé à l’Usine C sous la férule de Louis Dufort et de Réjean Beaucage, ce qui est sans doute l’un des plus beaux écrins pour la musique qui y est présentée.

PAN M 360 : Les pionniers d’alors étaient considérés comme des protagonistes de la branche électronique de la musique contemporaine. Quelle est ta perception aujourd’hui?

Robert Normandeau : Les pionniers comme tu dis (Deschênes, Daoust, Dhomont, Coulombe St-Marcoux et autres) étaient en fait des compositeurs issus de l’instrumental qui ont fait le saut en électroacoustique. Certains sont restés à demeure, d’autres ont vagabondé. Nous trois (Denis, Gobeil et moi), sommes des « purs »! En ce sens que, essentiellement, nous avons construit nos œuvres et nos pratiques presque exclusivement en électroacoustique. C’est un luxe qu’on peut se permettre lorsqu’on vit à Montréal… ou en Europe. Ailleurs en Amérique du Nord, c’est pratiquement impossible.Trop peu de structures professionnelles, trop peu d’opportunités de jouer en concert, trop peu d’aide aux artistes. Bien que nous soyons plutôt du côté de la musique acousmatique, la situation culturelle à Montréal est encore meilleure qu’elle ne l’était en 1991. Certes, la jeune génération ne pratique plus beaucoup la musique acousmatique, remplacée par toutes les autres déclinaisons du genre, mais les opportunités de jouer, de participer à des créations collectives (danse, théâtre, installations) se sont multipliées. Et en revoyant des ancien.nes étudiant.es au festival cette semaine, je constate que nombre d’entre eux.elles, après avoir terminé leurs études il y a plusieurs années, sont encore actif.ves dans le milieu. C’est très réjouissant de constater cela.

PAN M 360 : On pourrait en parler longtemps, mais peux-tu esquisser une brève comparaison entre la programmation 1991 et la programmation 2021?

Robert Normandeau : En 1991, et par les années suivantes, soit jusqu’en 2005, première édition d’Akousma, notre programmation était principalement dédiée à la musique acousmatique, présentée sur des orchestres de haut-parleurs. Notre première série régulière se nommait Rien à voir. Il n’avait en effet rien à voir, mais surtout, elle n’avait rien à voir avec la musique instrumentale! Nous y avons fait venir – la présence des compositeurs était essentielle pour nous – des artistes dont nous aimions les musiques et qui habitaient un peu partout sur la planète. Lorsque nous avons fondé Akousma, c’était pour élargir notre horizon d’une part, et parce qu’on se rendait bien compte que la pratique changeait, même chez des compositeurs acousmatiques. On a donc incorporé le direct, les installations, la vidéomusique, la danse par exemple. Et qu’on retrouve-t-on à Akousma cette année? Un peu de toutes ces pratiques, avec une forte présence de la musique acousmatique! C’est qu’au fond, d’une direction artistique à l’autre, ce qui est demeuré chez nous, c’est l’idée de présenter des musiques de concert. Dans les meilleures conditions possibles. Après l’éclipse créée par la pandémie, on se rend bien compte aussi que le rituel de l’écoute en salle, entouré d’auditeurs attentifs, demeure une expérience irremplaçable.

PAN M 360 : Parlons de tes œuvres au programme . D’abord L’engloutissement (16’25’’), que tu expliques ainsi dans les notes de programme :

« Le titre L’engloutissement m’est venu de la lecture du livre de Francisco Goldmann, Say Her Name, lu au Mexique où le livre se déroule en grande partie. Récit de la mort de sa jeune femme survenue sur le bord de la mer, ce livre m’a renvoyé à un événement personnel survenu à l’été 2012 où, bien qu’excellent nageur, j’ai failli me noyer. L’engloutissement est celui ressenti dans l’eau, prisonnier de l’eau où, à trois reprises, je suis arrivé à remonter à la surface, pour ensuite redescendre vers le fond, coincé dans une structure trop lourde. C’est une expérience que je n’avais jamais vécue et qui, curieusement, était exempte de la peur qu’on peut imaginer ressentir dans de telles circonstances. Je m’en suis finalement tiré sain et sauf, avec une migraine intense. Le seul traitement sonore utilisé ici a été l’extrême ralenti. C’est un hommage à l’artiste américain Bill Viola, dont la rétrospective vue au Grand Palais à Paris en 2014 m’a profondément touché. L’engloutissement est une œuvre immersive, destinée à être présentée dans un dôme de haut-parleurs. »

Trois sources d’inspiration donc : la noyade de Say Her Name, ta mésaventure personnelle et la rétrospective de Bill Viola. Comment ces sources d’inspiration se manifestent-elles dans L’engloutissement?

Robert Normandeau : Elles se manifestent à la fois sur le plan sonore, sur le plan personnel et sur le plan formel.Sur le plan sonore, la pièce est faite presque exclusivement de sons d’eau; plongeons et vagues.Sur le plan formel, la pièce est faite d’une seule technique d’écriture : l’extrême élongation des matières sonores. Sur le plan personnel, elle représente un nouveau cycle d’œuvres où j’ai tendance à penser mon travail en termes littéraires ou picturaux, plutôt qu’exclusivement musical. Je raconte une histoire. C’est une aventure émotionnelle que je propose à l’auditeur. C’est un film en quelque sorte. Pas tant un cinéma pour l’oreille comme je l’ai déjà défini par ailleurs, mais plutôt comme une aventure immersive destinée à communiquer une expérience sensible. Quant à Bill Viola, c’est un artiste que je fréquente (professionnellement, s’entend) depuis très longtemps. Mais lorsque j’ai vu la rétrospective au Grand Palais à Paris, cela m’a fait rendre compte qu’un artiste peut utiliser plus ou moins les mêmes techniques, et les mêmes ressorts émotifs d’une œuvre à l’autre, sans que jamais on n’ait le sentiment d’une répétition ou d’une redite. C’était littéralement, pour moi, une expérience transcendante. Et comme lui, j’ai utilisé des techniques d’extrême ralentissement afin que l’on puisse découvrir l’intérieur même de la matière sonore en mouvement.

PAN M 360 : La deuxième œuvre au menu d’Akousma s’intitule Ravissement (15’ 21’’), en voici un extrait des notes de programme : « Le mot ravissement renvoie à deux sens : celui, spirituel qui consiste à être transporté dans un monde surnaturel et celui de ravir, d’enlever. Sur le plan musical, cette pièce emprunte l’idée du laminage, qui est, d’une part, un procédé de fabrication par déformation plastique et d’autre part, au figuré, l’action de réduire très fortement l’importance de quelque chose ou de quelqu’un. Ce qui est déformé ici, c’est le temps. Le temps et les spectres sont étirés ici au-delà des seuils de perception. Et au figuré, ce qui est réduit, ce qui est ravi, c’est l’identité des sources musicales utilisées. En 2018, j’ai été invité à collaborer au plus récent projet de la chanteuse et violoncelliste Jorane. Mon travail de composition consistait à traiter en temps réel le matériel musical de la soliste, des chanteuses et du quatuor à cordes. C’était un retour au temps réel pour moi, qui avait été au cœur de mes premières expérimentations électroacoustiques et que j’avais un peu délaissé au cours des trente dernières années… Cette pièce est le résultat d’un mélange entre les matériaux créés pour le spectacle présenté en mars 2019 et ceux qui ont été générés lors de deux résidences de création. Ravissement comprend neuf mouvements : L’arrivée; Le doute; La crainte; L’extase; L’agitation; L’appel; Le détachement; Le ravissement; La disparition. »

Cette collaboration avec Jorane a donc généré une œuvre de son côté, puis une autre du tien?

Robert Normandeau : Oui exactement. Jorane a publié une musique qui se nomme Antimatière que nous avons co-composé et qui devrait ouvrir son prochain spectacle. De mon côté, j’ai utilisé avec sa permission et celles de ses musiciens, les matériaux sonores d’un spectacle que nous avons fait ensemble en 2019. C’est le matériau exclusif de cette musique.

PAN M 360 : Que retiens-tu de ce « retour au temps réel »? En quoi cela a-t-il modifié la trajectoire de Jorane? Comment cela a ensuite pu nourrir une œuvre distincte de ta part?

Robert Normandeau : Jorane était arrivée à un point dans sa vie d’artiste où elle avait envie d’explorer des matières sonores plus expérimentales dans lesquelles l’espace jouerait un rôle important. Un ami commun nous a mis en contact et je lui ai fait écouter une de mes pièces sous un dôme de 32 haut-parleurs. Cela l’a séduite et nous avons ainsi commencé une collaboration. Mon rôle était de faire des transformations en direct des voix et du quatuor à cordes pendant les spectacles. Afin d’ajouter une touche électro à une musique par ailleurs essentiellement instrumentale. Je ne peux parler pour elle, car maintenant nos trajectoires ont légèrement bifurqué (pandémie oblige), mais aujourd’hui elle vient de sortir son disque Hemenetset, sur lequel figurent deux artistes électroniques!

De mon côté, lorsque j’ai la chance de collaborer avec des artistes d’autres disciplines, j’essaie de profiter de ces rencontres pour élargir mon vocabulaire et mes intentions. Je l’ai fait beaucoup au théâtre, notamment avec Brigitte Haentjens où plus de la moitié des musiques que j’ai composées pour ses productions se sont retrouvées dans une salle de concert.

PAN M 360 : Comment peux-tu situer ce travail présenté vendredi dans ton propre processus évolutif? Vers quoi ça te mènerait? Nul n’est devin, mais…

Robert Normandeau : Depuis 2001, j’ai entrepris un cycle d’œuvres qui se nomme Spatialisation timbrale. Je travaille avec des dispositifs de haut-parleurs immersifs, surtout des dômes. Et je place les auditeurs au centre de ces dômes. La musique est spatialisée, mais ce travail est plutôt de l’ordre de l’immersion que des trajectoires. Notre oreille est très sensible au déplacement des sources sonores, même si celui-ci est léger. Cela a déjà été une question de survie pour l’espèce! J’utilise des sons complexes, comme des sons de vagues ou de vielle à roue, que je décompose et que je diffuse sur des haut-parleurs différents. Les timbres originaux se recomposent ensuite dans l’espace, mais de manière légèrement différente d’un auditeur à l’autre selon sa place dans la salle. Idéalement, je préfère présenter mes musiques dans des « black box », afin de laisser aux auditeurs la possibilité de circuler pendant le concert. C’est une expérience très dynamique sur le plan de la perception de l’espace. Pour paraphraser McLuhan : Le médium, c’est l’espace. À l’Usine C, l’expérience sera un peu différente, mais le volume est tellement fantastique que cela devrait rendre justice aux œuvres. Je travaille personnellement dans un dôme de haut-parleurs depuis plus de 10 ans maintenant et dernièrement j’ai pu faire l’acquisition d’un dôme complet de 24 hp. Donc ces musiques n’ont existé que sous cette forme. Il s’agit d’un nouveau format pour cette musique. Et comme Denis Villeneuve, le cinéaste, je compose pour le grand écran!

Les deux œuvres de Robert Normandeau présentées au concert de vendredi viennent d’être publiées sur empreintes DIGITALes, soit au sein de l’album Mélancolie.

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