Makaya McCraven et l’album « In These Times » : diffraction de notre temps

Entrevue réalisée par Alain Brunet
Genres et styles : jazz contemporain

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Depuis quelques années déjà, les jazzophiles assoiffés de renouveau citent Makaya McCraven, fils du batteur afro-américain Stephen McCraven et de la chanteuse hongroise Ágnes Zsigmondi. 

Percussionniste de haut niveau, compositeur et leader d’orchestre, Makaya McCraven s’impose parmi les principaux agents de changement du jazz, un genre musical qui s’est sans cesse régénéré depuis que son appellation s’est imposée à la fin du 19e siècle.

Partout sur terre, le plus récent chapitre du jazz s’écrit actuellement, et Makaya McCraven est assurément l’un de ses visionnaires. Sa pensée sur le groove, sur le jazz moderne et, surtout, sur les intégrations numérisées des familles électroniques et hip-hop dans son propre contexte compositionnel le positionnent désormais parmi les incontournables. 

Ses albums In The Moment (2015), Universal Beings (2018), We’re New Again, relecture brillante de I’m New Here, l’ultime album de feu Gil Scott Heron, et Deciphering the Message (2021), précèdent la sortie du tout récent In These Times, plus enclin au jazz de chambre vu son instrumentation généreuse incluant guitares, basse, batterie, cordes, vibraphone, cuivres, bois et anches.

PAN M 360 a enfin pu prendre contact avec Makaya McCraven et le joindre à Chicago pour obtenir l’interview que voici.

PAN M 360 : Vous êtes à Chicago en ce moment, n’est-ce pas?

MAKAYA McCRAVEN :
Oui. Je vis à Chicago, j’y ai quelques trucs à gérer. Je m’occupe de mon studio, je fais un peu de médias, je me prépare à prendre la route, je répète et j’arrange, j’emmène mes deux enfants à l’école, je les récupère, je vais à l’entraînement de foot et je passe le plus de temps possible en famille. J’ai été occupé toute ma carrière de musicien j’ai toujours eu beaucoup de concerts, beaucoup de travail, beaucoup de groupes, beaucoup de projets. Mais, vous savez, où, où je pense que j’étais, c’était une période difficile quand mes enfants étaient tout jeunes. Maintenant, nous sommes en train de trouver un nouvel équilibre avec eux. Nous essayons de trouver comment faire tout ça avec la quantité de voyages et le type d’emploi du temps que j’ai, et aussi du côté de ma femme qui est une personne très occupée.

PAN M 360 : Vous avez donc choisi Chicago, après avoir vécu dans différentes régions des États-Unis. Alors pourquoi avez-vous choisi cette ville en premier lieu?

MAKAYA McCRAVEN :
J’ai suivi ma femme (Nitasha Tamar Sharma) à Chicago, elle est professeure titulaire à l’université Northwestern – African American Studies et Asian American Studies. Quand je l’ai rencontrée, j’étais très occupé avec ma carrière musicale sur la côte Est, dans le Western Mass, et j’avais beaucoup de choses j’étais assez jeune et elle a déménagé ici pendant cette première période de presque un an, vous savez, je venais juste visiter Chicago chaque mois, peut-être juste pour rester et j’ai commencé à préparer le terrain pour déménager ici et après environ un an, je suis venu et j’ai emménagé avec elle.

PAN M 360 : Nous n’allons pas récapituler votre approche artistique comme nous l’avons fait plusieurs fois sur PAN M 360, mais il est très clair que ce que vous faites en musique est très différent, et peut-être considéré comme l’un des tournants esthétiques importants dans le jazz de notre époque. On vous doit l’intégration de grooves très sophistiqués dans une musique instrumentale contemporaine très créative et aussi dans un environnement numérique parfaitement assumé. Comment cela reste-t-il lié à l’idiome jazz?

MAKAYA McCRAVEN : Mon désir de faire des choses avec des sons et des procédés contemporains est en grande partie lié à la façon dont je considère l’héritage de la musique jazz, parce que c’est encore le meilleur terme que nous puissions utiliser pour décrire cette musique. Mais l’idiome lui-même, pour moi, est beaucoup plus vaste qu’un seul genre musical. C’est une façon d’aborder la pratique d’un musicien à différentes époques de la musique. Plusieurs grands musiciens que j’admire ont eu leurs propres problèmes avec le mot jazz parce qu’ils avaient l’impression que ça les enfermait dans une boîte.

PAN M 360 : Miles Davis a édité beaucoup de ses sessions de musique au début des années 70, donc ce processus n’est pas vraiment nouveau. Or, aujourd’hui, la culture numérique est dominante et vous a conduit à en utiliser les outils pour transformer vos propres enregistrements de musique instrumentale. Où en êtes-vous aujourd’hui?

MAKAYA McCRAVEN : Le jazz n’a pas été pensé pour hacher les époques et les styles à travers les séances d’enregistrement. Mais je pense que ça va de soi, maintenant. Inévitable, non ? Les musiciens progressistes d’aujourd’hui sont comme ceux d’hier, c’est-à-dire qu’ils s’inspirent de ce qui a été fait auparavant. Ils cherchent de nouveaux sons et de nouvelles choses à apprendre. Il y a 60 ans, par exemple, c’était la bossa nova. C’était une fusion, c’était nouveau, c’était frais. Maintenant, ça fait partie du jazz standard. Aujourd’hui, à ma façon, je veux imiter ce moment d’inspiration, être proche de mon temps fait partie de mon inspiration.

PAN M 360 : Saisir le moment présent, saisir l’époque, est donc crucial pour vous.

MAKAYA McCRAVEN : Oui, bien sûr, je peux apprendre les notes et le langage du bebop, je peux apprendre la musique de Charlie Parker. Mais ce qui est le plus important selon moi, c’est de se demander ce que Charlie Parker a fait de si particulier à son époque. Et ce qui a produit un tel impact. C’est qu’il avait créé une nouvelle souche, organiquement implantée dans la communauté au-delà des barrières raciales de l’époque. Il faisait de la musique qui parlait aux gens mais en la jouant à un très haut niveau mais en la menant vers de nouvelles choses. Et non pas en la diluant pour être juste populaire, mais plutôt en créant quelque chose de substantiel et de provocateur.

PAN M 360 : Reprendre la musique populaire d’une période ne revient donc pas à la copier.

MAKAYA McCRAVEN : L’héritage du jazz n’est pas une suite de mimétismes de styles, il s’agit d’un esprit de recréation. Et je peux comprendre qu’un Charles Mingus implorait « N’appelez pas ma musique jazz » ou Miles Davis scandait « N’appelez pas ma musique morte ». C’est pourquoi je suis sûr de participer à la tradition et essayer d’être dans la lignée de ce qu’ils ont fait.

PAN M 360 : Votre approche n’est-elle donc pas différente de celle des générations précédentes de jazz?

MAKAYA MCCRAVEN : Au fond, pas vraiment. Prenons l’électronique : ce n’est quand même pas moi qui ai commencé à expérimenter avec les outils électroniques. Beaucoup d’artistes liés au jazz l’ont fait dans les années 80, 90 et 2000. Des gens ont expérimenté des choses et les ont connectées à ce qui existait auparavant. Depuis les débuts du jazz, il en est ainsi. Les tambours et les instruments de musique sont aussi des machines, la batterie est un assortiment de tambours et cymbales inventé par les musiciens de jazz. Au fil du temps, les répertoires populaires ou classiques ont continué à influencer le jazz. C’est en ligne avec ce que tous les grands ont fait avant nous. Nous ne réinventons pas la roue.

PAN M 360 : Comme vous le dites, vous ne réinventez pas la roue. Mais vous y ajoutez des choses. Le jazz offre toujours une occasion de capturer l’époque dans laquelle nous vivons, en y injectant des propositions rythmiques, mélodiques, harmoniques, texturales. C’est ce que vous faites vous-même, car vous êtes sensible à la musique électronique et au hip hop, tout en maintenant la propension du jazz moderne à reprendre la musique impressionniste française d’il y a 125 ans. Vous ne faites donc pas seulement des choses nouvelles, vous incluez aussi différents types de jazz acoustique des époques antérieures à la vôtre, de Miles Davis au groove jazz du label CTI dans les années 70. Vous nêtres donc pas seulement dans une seule période de musique, un seul style. C’est la diversité des matériaux qui rend votre musique si intéressante et qui fait de vous un créateur à part entière.

MAKAYA McCRAVEN : Oui, ce sont des variables autour desquelles je gravite. Je me dois d’adopter une approche très ouverte et large des choses que j’entends et avec lesquelles je me connecte. Je me mets au défi de les apprendre et j’encourage de plus jeunes musiciens à faire de même. Vous savez, ça peut avoir tellement de poids et de pression sur un musicien, il peut avoir l’impression qu’il faut que faire ceci ou cela, qu’il faille s’adapter. C’est pourquoi je dis aux jeunes musiciens que l’adaptation au présent, c’est comme avoir des invités uniques tout en apprenant le passé. Je leur dis qu’ils doivent regarder ce qui existe et ce qui s’en vient, mais qu’ils doivent aussi connaître leur musique et être capable de la soutenir. Quand tu crées, tu trouves les choses qui te parlent vraiment. Et si tu fouilles dans la collection de disques d’une jeune personne, il y aura probablement toutes sortes de résultats, toutes sortes de musiques et de sons. J’ai aussi vécu à travers ma collection de disques et celle de mes parents des musiques indiennes ou arabes au rock en passant par le reggae jamaïcain ou les folklores de l’Europe de l’Est. Ça continue.

PAN M 360 : Après la sortie de l’album Universal Beings, que vous a-t-il mené à In These Times?

MAKAYA McCRAVEN : Après avoir fait Universal Beings, qui était une collection de petits groupes, jouant dans différents endroits, nous avons présenté quelques grands concerts pour la sortie du disque. Nous avons invité tous les musiciens des petits groupes sur le même plateau. Je pouvais compter sur un orchestre plus considérable. Et le concept a commencé à décoller car j’ai fait de plus en plus de concerts comme ça. Quand c’est vraiment devenu une partie de mon truc, j’ai travaillé sur mes compositions que j’ai jouées avec tous les différents groupes. J’ai fini par obtenir plus régulièrement des orchestres où, par exemple, je jouais joué de la musique de mon groupe régulier et un quatuor à cordes dans le contexte d’une performance multimédia. Nous l’avons fait notamment au Walker Art Center de Minneapolis, au Chicago Symphony Orchestra Hall. Et donc j’ai simplement suivi le cours des occasions et les lieux propices à cette expression orchestrale plus vaste dans l’instrumentation.

PAN M 360 : Ces occasions ont-elles été propices à l’évolution de votre langage musical?

MAKAYA McCRAVEN : Absolument. Quelle fut la chance d’étoffer ma musique dans ces espaces ! Ainsi, nous avons pu enregistrer ces concerts, pour ensuite les retravailler en studio et en finaliser les arrangements pour le nouvel album. Plus précisément, j’ai repris les arrangements prévus au départ pour ces concerts et les ai mélangés à d’autres séances enregistrées en studio. Ces orchestrations et arrangements ont été repensés, retournés de tout bord tout côté. Le processus de production a ainsi généré de nouvelles formes aux pièces. Ainsi donc, ça fait désormais partie de mon langage que d’enregistrer en direct et de réimaginer par la suite. D’une certaine manière, je peux reprendre toutes mes musiques déjà enregistrées et les transformer pour ainsi formuler une proposition cohésive, une déclaration qui résume où je suis où j’en suis. Il y a donc la composition, l’édition et l’exécution sur scène, sorte de culmination du travail accompli.  

PAN M 360 : Les musiciens des générations précédentes se sont souvent imposés au début de leur carrière, ce qui n’est pas votre ca. Long processus de gestation en ce qui vous concerne?

MAKAYA McCRAVEN : Effectivement, tous les Lee Morgan, Herbie Hancock, Tony Williams, Wayne Shorter étaient au tournant de la vingtaine lorsqu’ils ont émergé internationalement. Je vais bientôt en avoir 40, j’ai presque le double de leur âge, je ne suis pas un jeune lion. Le processus est plus long dans mon cas.  Mais si vous voulez vraiment voir où la musique dite de jazz s’en va, je pense être au bon endroit.

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