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Il est 4 h 30 du matin à Montréal, nous avons un rendez-vous vidéo avec Blixa Bargeld à son domicile berlinois. Pas moyen d’obtenir une plage horaire plus conciliante. C’est comme ça, nous dit son assistant, Blixa préfère faire ses interviews en matinée.
Toujours tiré à quatre épingles, costard noir de rigueur, l’homme, en quarantaine pour 63 jours (« je suis super prudent » nous avoue-t-il), nous accueille dans ce qui semble être son bureau. Derrière lui, on peut apercevoir des classeurs, des livres, des cahiers, impeccablement rangés. Murs blancs, aucune décoration. Le leader de la formation germanique, dans laquelle on retrouve aussi N.U. Unruh, Alexander Hacke, Jochen Arbeit et Rudolf Moser, semble bien éveillé. Il vient de faire trois entrevues avant la nôtre et quelques autres vont suivre car d’ici peu Einstürzende Neubauten présentera Alles in Allem, le fruit de 100 jours de travail en studio et du même coup l’album des 40 années d’activité du collectif bruitiste berlinois.
« Alles in Allem, c’est une expression assez commune en allemand; la somme de toutes les sommes. Mais dans le contexte où j’ai employé cette expression, il s’agit plus d’une affirmation holistique qui voudrait plutôt dire tout est dans tout, nous explique le chanteur et guitariste. J’ai toujours préféré nommer un album d’après le titre d’une des chansons qu’il contient. C’est assez classique comme méthode, j’admets, mais pour cet album, le titre originel devait être Welcome To Berlin, sauf que la chanson Welcome To Berlin ne s’est finalement pas retrouvée sur l’album. Après réflexion, je trouvais que Alles in Allem cadrait bien comme titre, d’autant plus que notre précédent album s’intitule Alles wieder offen. Il y a donc comme une sorte de suite. »
Paru en 2007, Alles wieder offen est le dernier album « officiel », c’est-à-dire incluant de nouvelles compositions et destiné au public en général, mais ce n’est pas tout à fait le dernier album d’Einstürzende Neubauten; la formation allemande n’est pas restée les bras croisés pendant treize années! Il y a eu le quatrième volet des compilations Strategies Against Architecture en 2010, Lament en 2014, qui est une reconstruction en studio d’une performance commandée par la ville de Diksmuide en Belgique pour souligner le début de la Première Guerre mondiale, le Greatest Hits de 2016 (titre assez ironique), puis Grundstück deux ans plus tard, un album uniquement destiné aux supporteurs du groupe, c’est-à-dire ceux qui le suivent et l’aident financièrement. « Je n’avais pas le goût de faire un autre album “officiel”, c’est-à-dire destiné au marché traditionnel, relate l’ex-Bad Seeds. Mais c’est après mon retour de Hong-Kong en janvier 2019 que l’envie m’est revenue; je n’arrivais pas à dormir à cause du décalage horaire et soudain je me suis dit, il est temps de faire un nouvel album! Donc encore une fois, avec l’aide de nos supporteurs, nous avons décidé de passer 100 jours en studio et qu’ensuite il y aurait un album en bout de course. »
Comment fut créé Alles in Allem? Qui sont ces supporteurs et quel a été leur rôle pour ce disque? À ces questions, Blixa Bargeld se lance dans une longue explication : « On a inventé le crowdfunding en 2002, avant même que le terme n’existe. En fait, c’est ma femme (Erin Zhu) qui l’a inventé et qui a créé la plateforme pour recueillir des dons car on avait envie de faire ce qu’on voulait, sans les contraintes d’une maison de disque, et pour ça, il faut des sous. Donc, selon un certain montant, on permet aux supporteurs de nous suivre en direct en studio, d’écouter nos rough mix et de nous faire part de leurs commentaires et suggestions. Ensuite, on voit si ça a du sens ou non, et si c’est une bonne idée qu’on nous propose, on l’applique, détaille Bargeld. Aucune compagnie de disques ne serait prête à dépenser pour un tel projet. Mais grâce à nos supporteurs, on peut le faire. Cela nous permet de continuer à travailler comme on l’aime, tout le groupe dans la même pièce et pas séparé dans plusieurs cubicules. Je dirais même que ça nous force à nous concentrer de savoir que nos supporteurs nous observent. À partir du moment où on met en marche les webcams dans le studio, je sais que nous allons être efficaces et que nous n’allons pas perdre de temps. Donc ce qu’il faut comprendre, c’est que les supporteurs ne collaborent pas, ils ne nous dictent pas ce qu’on doit faire, ils nous disent ce qu’ils aiment ou n’aiment pas. Et je pense que ce genre de feedback est très constructif et important, comme un ami le ferait si tu lui fais écouter ta maquette de chansons et lui demande son avis, sauf que là, on a plein d’amis! Donc pour cet album, il y a une version simple et un boîtier qui inclut un disque de plus, un DVD qui résume les 100 jours de studio et un livre de 140 pages qui relate tout le processus créatif de chaque morceau, du début à la fin. Ce boîtier sera commercialisé mais on l’offre à nos supporteurs. »
Ich bin ein Berliner
Né à Berlin-Ouest en 1980, Einstürzende Neubauten a toujours accordé une place importante à cette ville dans sa musique, une influence qui se fait particulièrement sentir aujourd’hui sur le nouvel album avec des titres tels que Am Landwehrkanal, Grazer Damm, Wedding ou encore Tempelhof. « Bien sûr que cette ville est une influence. Si tu as grandi à Berlin-Ouest et que tu y demeures encore aujourd’hui, tu ne peux pas oublier le Mur. Ça fait partie de toi. Pour moi, vivre dans cette ville coupée en deux et perdue derrière le rideau de fer était normal. Comme si j’étais sur une île. C’est quand le groupe a commencé à jouer en dehors de Berlin, à Hambourg, Cologne et ailleurs, que j’ai réalisé à quel point Berlin-Ouest était différent et insolite », précise le polyvalent musicien qui a aussi collaboré avec Carsten Nicolai, alias Alva Noto, au sein du groupe électro expérimental ANBB. « J’ai quitté Berlin en 2002 pour m’établir à San Francisco, pour déménager ensuite à Beijing en 2004, puis je suis revenu vivre à Berlin en 2010. Le quartier où je demeure (Scheunenviertel/Mitte) est le plus cher en ville, complètement victime de la gentrification avec un tas de nouveaux immeubles modernes. Mais quand j’ai quitté en 2002, on aurait dit que la Deuxième Guerre mondiale venait de se terminer la veille, avec des immeubles à moitié kaputt, dont les façades étaient encore marquées d’impacts de balles et d’éclats d’obus. Donc je suis techniquement à Berlin, mais pour moi ce n’est pas Berlin. »
Plurilingue
Depuis leurs débuts, les Neubauten préconisent l’usage de la langue allemande dans leurs textes, mais au milieu des années 1990, le groupe a commencé à inclure des paroles dans toutes sortes de langues différentes, une façon d’écrire qui est plus ou moins devenue la marque de commerce du groupe… et ce sont des Montréalais qui en sont à l’origine. « On a toujours eu des paroles en allemand jusqu’à ce qu’on commence à travailler avec la troupe de danse montréalaise La La La Human Steps, qui nous a demandé si on pouvait ne pas avoir que des textes en allemand. Donc on a essayé, notamment avec l’album Tabula Rasa (1993) qui était en grande partie conçu pour cette troupe de danse. J’ai réussi à écrire des textes plurilingues pour toutes les chansons de l’album et depuis, cette façon d’écrire ne m’a plus jamais quitté, je trouve ça bien trop séduisant, révèle Blixa Bargeld. Par exemple, la pièce Ten Grand Goldie (le premier extrait de Alles in Allem), a des paroles en allemand, en anglais, en tchèque et en tagalog. Il n’y a que La Guillotine de Magritte (qu’on retrouve sur le boîtier) dont les paroles sont uniquement en anglais, à part le titre! Mais ma femme préfère quand j’écris en allemand… »
L’affaire est dans le sac
Outre l’aspect plurilingue (et le logo emblématique!), l’autre caractéristique d’Einstürzende Neubauten est bien entendu ses instruments bricolés, inventés de toutes pièces et qu’on ne retrouve pas nécessairement d’un album à l’autre. Pour Alles in Allem, les pionniers de la musique industrielle ont opté pour un objet commun, de tous les jours, mais pas aussi banal qu’il puisse en avoir l’air. Tout dépend de ce qu’on en fait. « Les seuls nouveaux objets que j’avais envie d’utiliser depuis un moment sont ces … sacs! », se félicite le leader de la formation en me montrant sur son téléphone l’image d’un sac d’épicerie à poignées, les yeux brillants, comme un enfant me montrant son plus beau jouet. Si l’homme peut quelques fois paraître intransigeant, n’hésitant pas à vous reprendre si vous n’utilisez pas le bon mot, il ne manque pas d’humour et de ludisme. « Tu connais ces sacs? Dans l’argot berlinois, on les appelle “migrant koffer” (valises d’immigrants), s’esclaffe Bargeld. On les voit partout, ils sont faits en genre de plastique épais qui font du bruit quand tu les froisses. Ce n’est pas le genre d’objet qui te saute dessus en te disant je veux être un instrument de musique, tu dois avoir une certaine stratégie pour en tirer quelque chose. »
« Il n’y a pas de bons ou de mauvais sons. Tous les sons sont ok,
c’est le contexte qui est important. »
« Ma première idée était de les remplir d’hélium parce que je trouvais que ce serait génial de les faire monter jusqu’au plafond d’une salle de concerts durant nos performances, comme des ballons. Mais ça ne pouvait pas fonctionner. Ensuite on les a remplis de ces morceaux de polystyrène qu’on utilise pour les colis postaux, sauf que ça ne plaisait pas à tout le monde dans le groupe parce qu’on a déjà utilisé ce genre de matériau, donc on a décidé de les remplir de chiffons et de placer un micro à l’intérieur… et c’était parfait! Ça crée un son de basse impressionnant, très fort, et de taper sur l’extérieur du sac avec une baguette donne quasiment l’impression qu’on joue sur une batterie. Ensuite, on a trouvé une autre idée : les sacs solos! Pour la chanson Taschen, on a rempli les sacs de petits contenants dans lesquels on a mis des pièces de monnaie, des clous, des nouilles et des pois pour ensuite les manipuler comme si c’étaient des maracas. On a utilisé ça sur des rythmiques de machines que j’avais enregistrées sur un chantier de construction en Chine il y a quelques années. À ça, Rudolf (Moser) a ajouté de son gamelan construit à partir de petits morceaux de métal. Là j’ai compris qu’on tenait quelque chose et ça m’a inspiré pour écrire le texte de Taschen. C’est dans cette chanson que j’ai écrit les dernières paroles du disque. Je me suis levé en pleine nuit avec les mots wältz die Wogen (roule les vagues) en tête et je me suis dit que c’était étrange comme phrase en allemand, alors j’ai googlé pour voir si quelqu’un avait déjà écrit ça et je suis tombé sur Friedrich Nietzsche. Donc je me suis dit que si Nietzsche l’a écrit, moi aussi je le peux, affirme Bargeld. Ce que ça illustre, c’est qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais sons. Tous les sons sont ok, c’est le contexte qui est important. Si l’utilisation de ces sacs-percussion, du gamelan et des sacs solos m’ont aidé à trouver des paroles pour une chanson, c’est que ces sons ont du sens. »