Depuis la nuit des temps, les cultures musicales s’entrecroisent et défient tous les cloisonnements érigés par les humains les plus bornés mais… Il est encore permis de croire que le monde classique occidental reste fermé sur lui-même et que les communautés non classiques restent peu enclines à s’ouvrir aux grandes œuvres de lignée occidentale.
Vraiment? Rien n’est moins sûr.
À titre d’exemple éloquent, PAN M 360 vous suggère le récit de cette amitié sincère et durable entre le pianiste Charles Richard-Hamelin et Charles-David Dubé alias Le Havre, compositeur/beatmaker/réalisateur du groupe BAAB et partenaire de la chanteuse Mariève Harel-Michon que notre collègue Elsa Fortant a interviewés pour la sortie récente de l’album Rédactions tranquilles – lisez son texte ICI.
On y verra que l’amitié sincère entre artistes d’horizons différents se fondent sur une ouverture à l’autre et à une compréhension mutuelle des langages musicaux. Que le chemin vers la musique classique peut s’entrelacer d’autres expériences et s’en nourrir. Et que ça peut être idem dans l’autre direction.
PAN M 360 : Charles Richard-Hamelin, tu as chaleureusement suggéré l’écoute de BAAB, dont les membres sont des amis proches. Charles-David Dubé, tu nous en apprendras de ton côté sur tes liens avec Charles et ses musiques de prédilection. Messieurs, racontez!
CHARLES-DAVID DUBÉ : On se connaît depuis 2008. On avait fait connaissance sur la plateforme MySpace – supplantée depuis par Bandcamp et Soundcloud. Je ne me souviens plus exactement, on a un débat là-dessus au moins une fois par an, je ne sais plus qui a écrit à qui… c’est peut-être moi finalement (rires).
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Je finissais alors mon DEC au cégep de Joliette, j’y étais le seul étudiant en piano classique. Il y avait une trentaine de guitaristes électriques, une quinzaine de batteurs, etc. J’étais inscrit là parce que je viens de Joliette et mon prof que j’avais depuis l’âge de cinq ans y enseignait. Alors c’était naturel et simple pour moi d’y rester afin de poursuivre avec lui.
Avec des amis, j’avais fondé le Suprême Quartet De Luxe, claviers, guitare, basse, batterie. On jouait des compositions de mon cru, quelque part entre rock progressif et jazz fusion. Au concours Cégep en spectacle en 2008, on avait même gagné une tournée en France. J’avais alors monté une page MySpace avec des maquettes de ma musique, il y avait aussi un vidéo du band et une autre où je jouais du Prokofiev. C’est ce que Charles-David avait repéré.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Ton band, surtout toi et ton batteur Olivier Bernatchez qui est devenu mon ami et proche collaborateur, m’avaient impressionné. Je voulais alors travailler avec des instrumentistes plus calés.
PAN M 360 : Quels étaient vos goûts musicaux à l’époque de vos premières rencontres ou même avant ?
CHARLES RICHARD-HAMELIN : À l’école secondaire comme au cégep, je m’étais vraiment intéressé au rock progressif. J’avais commencé par Gentle Giant, pour les rythmes et les influences médiévales, ça m’avait mené ensuite vers Yes, Genesis, puis Return to Forever, Weather Report, le jazz fusion. Ce n’était pas la musique de mon temps, mais ça m’avait accroché.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Moi, j’étais à fond dans Zappa. Le prog, ce n’était pas tellement mon truc mais chez Zappa il y avait quelque chose de différent, un côté populaire, des chansons, de l’humour absurde, un esprit rock. Mais il y avait aussi du jazz, des musiques orchestrales, des musiques expérimentales de la musique contemporaine. Pendant deux ans, je n’avais écouté que ça! Alors que le prog était pour moi un peu trop scolaire. Et pourtant… j’ai été attiré par la musique de Charles (rires)
CHARLES RICHARD-HAMELIN : En fait, je n’étais pas en phase avec la musique actuelle de mon adolescence, j’écoutais du prog des années 70, puis du jazz fusion. Corea, Hancock etc. Charles-David, tu m’as alors allumé sur autre chose, je ne connaissais même pas Radiohead! Tu m’as fait écouter Kid A et Amnesiac, ça m’a ouvert la porte à tant de musiques.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Après ma période Zappa, j’ai écouté tout ce que je pouvais écouter. Le jazz faisait déjà partie de mon son. La musique classique? Je suis plus dans le jazz que dans la musique classique, Mozart, Beethoven et cie c’est moins mon bag mais j’apprécie vraiment. Oui j’ai fait un bout dans le monde de Charles, il m’a fait découvrir tellement d’oeuvres qui m’ont marqué, je pense entre autres à Scriabine, Stravinsky, Prokofiev, Dutilleux et même Chopin que je n’aurais jamais pensé apprécier à ce point. J’adore! Encore très souvent, Charles, Oli et moi, on se parle de ce qu’on écoute. Je suis toujours content de découvrir, bien que je ne sois pas toujours réceptif à certaines musiques. Mais dans d’autres phases, je suis vraiment prêt à m’y abreuver.
PAN M 360 : Après votre rencontre virtuelle, une vraie collaboration s’ensuivit pendant un moment. Racontez!
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Tu partais alors un projet qui a quand même duré longtemps, qui s’appelle Le Havre et dont j’ai été le claviériste en déménageant à Montréal pour y poursuivre mes études à McGill. Pendant ces trois années, je faisais partie du projet de Charles-David, tout comme le batteur de mon groupe, Olivier Bernatchez. Les trois premières années à Montréal, j’étais donc dans Le Havre, puis je suis parti étudier deux ans à Yale. J’ai alors dû quitter le groupe qui a changé par la suite. En 2015, ma carrière classique a vraiment décollé et je n’ai plus eu le temps de mener d’autre projets de ce type. Oli, lui, est resté proche collaborateur de Charles-David dans le projet Le Havre, comme l’est Mariève Harel-Michon, chanteuse de BAAB. Mais on est restés full proches, je revenais régulièrement à Montréal pour voir ma blonde et mes amis, dont Charles-David, Mariève et Oli. Depuis le début de la pandémie, on se fait des appels zoom, on s’est vus dans ma cour lorsque c’était permis.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Charles est toujours dans le décor. Charles, tu restes mon filtre obligatoire, tu es toujours parmi les premiers à écouter mes nouveaux enregistrements. Je te vois plus comme un allié qu’un critique. Je ne m’attends vraiment pas à ce que tu me démolisses, tu es un coussin pour moi.
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Et nous sommes allés ensemble au Japon ! J’y suis allé 6 fois en tournée et j’ai dit à Charles-David et Oli qu’il leur fallait absolument venir avec moi. C’est malade, tellement trippant. J’ai donc arrangé ça à l’avance et nous sommes allés ensemble.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Lors d’une interview donnée par Charles là-bas, nous étions dans la même pièce avec Charles et les journalistes, full jetlag, et nous avions eu un méchant fou rire haha!
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Ce n’était pas très professionnel, mais c’était quand même très drôle! Ce fut une belle expérience que j’ai pu partager avec mes amis.
PAN M 360 : La carrière de Charles est connue, médiatisée, nous connaissons sa remarquable trajectoire. Apprenons-en maintenant côté Charles-David.
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Depuis longtemps, je suis un fan fini de ce que Charles-David fait. Ça a pris toutes sortes de directions. Il faut écouter ses projets Le Havre sur Bandcamp.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Le projet BAAB est plus soul, pop, électro, avec une petite touche de jazz. Je suis autodidacte, je ne lis pas vraiment la musique, je ne me considère pas musicologue non plus. Tout ce qui entre dans mes oreilles a une couleur et de l’importance. Ce n’est peut-être pas à moi de le dire mais à toi Charles; tu entends peut-être des influences classiques, dans certaines de mes progressions d’accords, de mes choix mélodiques.
CHARLES RICHARD-HAMELIN : C’est ce que j’aime beaucoup dans ta musique. Je suis entouré de monde du milieu académique, qui ont étudié la musique et la théorie. Mais j’aime aussi l’idée de l’apprentissage autodidacte. Frank Zappa, était autodidacte et il a poussé très loin son affaire sans passer par les écoles. Il a développé un langage harmonique qui fut le sien en plus d’être rythmiquement très avancé. On sait aussi que Chopin avait aussi son propre langage harmonique.
Je ne veux pas comparer ces artistes à Charles-David, mais mon ami a aussi sa propre syntaxe, sa propre logique, ses propres liens entre les harmonies. Depuis que je le connais, il est resté très solide sur ce plan; les styles et les sonorités ont changé mais il a toujours ce même fond pour l’harmonie et la mélodie. Ça ne s’apprend pas. Tu as beau étudier très longtemps, mais c’est quelque chose que tu as ou que tu n’as pas. Charles-David a une forte personnalité, sa musique vient vraiment me chercher.
PAN M 360 : À ton tour, Charles-David, parle-nous des valeurs de la mélodie et de l’harmonie dans ton travail.
CHARLES-DAVID DUBÉ : L’harmonie est ce qui me fait le plus tripper dans la musique. Mais pas l’harmonie prévisible; par exemple, Fred Fortin a son propre univers harmonique, des changements d’accords qui lui sont propres, dans tout ce qu’il touche. Pour moi, ça a toujours été important de développer mon truc, mon son. Au début, mon affaire ressemblait trop à Radiohead ou Karkwa, y a rien qui m’horripilait autant qu’on me compare à eux. J’avais alors pris la résolution de m’abreuver à d’autres musiques et de trouver mon propre son, quel que soit le genre musical. De nos jours, ce n’est pas dans la liste des priorités de tous les artistes, ça l’est dans la mienne, quitte à avoir moins de de fans.J’imagine que c’est ce que Charles entend dans ce que je fais.
PAN M 360 : Quels sont vos goûts plus actuels en musique?
CHARLES RICHARD-HAMELIN : J’ai écouté plein de choses. Olivier nous a branchés sur la nouvelle scène jazz de Los Angeles, par exemple, Kamasi Washington, Flying Lotus et autres Thundercat. Cette scène là rejaillit partout dans ce qui se fait aujourd’hui. Sinon j’aime beaucoup Louis Cole et son projet Knower, à la fois sérieux et absurde. Sur le tard, j’ai découvert Dirty Projectors et ça m’a mené à la scène indie, je pense notamment à Grizzly Bear. Ces musiciens ont aussi leur propre logique harmonique, leur propre langage.
CHARLES-DAVID DUBÉ : J’aime beaucoup les beatmakers comme Knxwledge et autres Mndsgn, plus que les jazzmen de Los Angeles. J’ai assisté à des concerts de Thundercat, par exemple, mais je ne peux dire que je suis trop là-dedans. Sinon j’écoute des formes plus classiques à la Esperanza Spalding. De son côté, Oli me branche sur plusieurs productions hip hop. Aussi, j’aime beaucoup Genevieve Artadi , qui est la collaboratrice de Louis Cole dans le projet Knower.
PAN M 360 : Pourquoi ne pas collaborer de nouveau, les deux Charles ?
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Charles-David pourrait peut-être venir chez moi et enregistrer des pistes de piano pour ses productions, mais je ne peux m’embarquer davantage…
CHARLES-DAVID DUBÉ : C’est sûr que pour le prochain enregistrement de BAAB, je veux du piano!
CHARLES RICHARD-HAMELIN : Tous les synthés que j’avais, je les ai donnés à Charles-David. Si je devais me remettre là-dedans, il me faudrait m’équiper et je n’ai plus rien… Mon piano est trop bien accordé chez moi, il n’y a pas de vibe! (rires) À vrai dire, il n’y a tellement pas de crossover dans mon circuit. Oui, je sais que des pianistes classiques peuvent faire des musiques improvisées. Denis Matsuev? Non je trouve ça yark. Lucas Debargue, par contre, peut vraiment faire ça avec goût. Les rencontres croisées? Peut-être mais ces mondes sont tellement différents. Par exemple, je joue toujours sans amplification. Comment allier cela avec ce que fait Charles-David ? Peut-être ne suis-je vraiment pas là-dedans en ce moment… je n’arrive pas à imaginer une telle transposition sur scène.
CHARLES-DAVID DUBÉ : Si je peux me permettre, on a fait des jams à maintes reprises, c’était super bien! Une autre partie de toi en ressortait. Je me dis alors que ça peut vraiment être possible si tu le veux et si tu prends le temps de le faire. C’est dommage que tu rabaisses ce que tu fais dans ces moments-là. Tu trouves que ce n’es rien alors que moi je trouve ça super.
CHARLES RICHARD-HAMELIN : C’est dur d’assumer. Tu passes ta journée à jouer du Chopin, du Brahms, du Ravel, bref le meilleur qui a été fait par les humains depuis les débuts de la musique, après quoi tes affaires tu les trouves tellement poches. T’as honte de même commencer à développer quelque chose. Des fois je commence… et j’abandonne. En fait j’ai le sentiment de m’exprimer pleinement dans l’interprétation, je ne ressens pas un vide dans ma carrière qui me motiverait à m’exprimer autrement. Mais… Peut-être qu’un jour je ressentirai ce manque.
PAN M 360 : Quelle sera la suite des choses entre les deux Charles, quoi qu’il advienne professionnellement?
CHARLES-DAVID DUBÉ : Les assises de notre amitié sont très solides. Moi j’ai deux amis : Charles et Oli. Je ne ressens pas le besoin absolu d’avoir des amis, j’aime être dans mon studio les rideaux fermés mais… Charles et moi nous nous connaissons depuis plusieurs années, nous avons une compréhension assez semblable de la musique et de l’art. Mariève a aussi un lien de ce type avec le compositeur de musique contemporaine Francis Battah. Ces relations pourraient en inspirer d’autres.