Au début de l’invasion russe en Ukraine, soit en mars 2022, le jeune Moscovite Alexander Malofeev avait été retiré d’un programme de l’OSM. Le conflit trop récent avait alors conduit plusieurs sociétés de concert à jouer de prudence en « protégeant » les musiciens russes de débordements activistes et de tensions locales entre les communautés ukrainennes et russes. Ce fut le cas de l’OSM.
S’il était plutôt simple de barrer la route aux musiciens ouvertement pro-Poutine (Valery Gergiev, Anna Netrebko, Denis Matsuev, etc.), ça l’était moins pour les autres artistes russes ne pouvant s’exprimer ouvertement sur le conflit pour des raisons évidentes de possibles représailles à leur endroit ou à leurs proches comme c’est souvent le cas dans les régimes autoritaires. Ainsi, la diffusion culturelle occidentale ne savait pas sur quel pied danser dans ce contexte et les excès de prudence ont fait des victimes avant que le tir soir rajusté. Le pianiste Alexander Malofeev avait fait les frais de cette guerre naissante qui s’enlise aujourd’hui. À l’OSM, on a fait visiblement la part des choses car les musiciens russes font partie des programmes, dont celui de vendredi et samedi à la Maison symphonique.
La musique a eu tôt fait de l’emporter sur les humeurs guerrières, il fallait être carrément bouché pour refuser l’éblouissement de ce pianiste prodigieux, qui aura 22 ans en octobre. Il a encore l’air d’un gamin, il a un physique relativement frêle, mais ce physique est capable de grandes choses. L’articulation de la main droite est absolument impeccable, la main gauche est plus que sûre (on le constatera au rappel côté Scriabine), l’expressivité du musicien étale toutes les nuances de l’émotion humaine, de la passion à l’introspection. Les fans de haute virtuosité en ont eu pour leur argent à travers les mouvements de cette œuvre magistrale (andante-allegro, andantino con variazoni, allegro ma non troppo), surtout le premier et le troisième où la vélocité de l’exécution pianistique cadrait parfaitement avec le style intense de Rafael Payare. Qui plus est, les mélomanes ont pu également savourer les nuances de son phrasé dans les séquences plus paisibles du Concerto no 3.
En somme, on a pu assister à une version extraordinaire de l’œuvre et une réelle consécration d’Alexandre Malofeev à Montréal, avec cette conviction profonde que la musique est cette langue universelle à laquelle adhèrent tous les humains de bonne volonté.
En début de programme, on a eu droit à un poème symphonique d’une autre artiste russe : Lera Auerbach est une surdouée cumulant les fonctions exigeantes de compositrice, cheffe d’orchestre, pianiste, poétesse et artiste visuelle. Icarus, son œuvre au programme, avait été créée en juillet 2011 par l’Orchestre symphonique du festival de Verbier (en Suisse) sous la direction d’un certain Charles Dutoit. Inspirée du mythe d’Icare, cette œuvre substantielle a le pouvoir de plaire aux mélomanes plus conservateurs car elle maintient plusieurs balises de la musique consonante tout en explorant des zones rythmiques, harmoniques et timbrales nettement plus audacieuse. Rien à voir avec le post-romantisme, encore moins avec le néo-classicisme, donc; on a plutôt affaire à un continuum contemporain très inspiré, avec le souci de paver la voie du mélomane de la musique symphonique moderne vers la musique orchestrale d’aujourd’hui, sans cette nostalgie ronflante qui étouffe trop souvent les perceptions soi disant expertes.
En deuxième partie de programme, Rafael Payare et l’OSM ont exécuté la Symphonie no 1 en ré majeur, dite Titan. rappelons que le processus de création de l’œuvre fut jadis relativement laborieux, soit de 1884 à 1906, année de sa version définitive en quatre mouvements. Au début de sa carrière de symphoniste, Gustav Mahler était tributaire de la période romantique qui l’avait précédé et sa facture orchestrale naissait dans un effort normal de synthèse de ses connaissances profondes. L’identité mahlérienne n’y était pas encore parfaitement affirmée d’entrée de jeu, les citations stylistiques (canons, valses, musique traditionnelle juive, entre autres) ne se fondaient pas toujours dans un tout parfaitement fluide, quoique tous les bourgeons de la façon Mahler étaient visibles. Cela dit, cette « synthèse » demeurait et demeure au-dessus de la moyenne symphonique de l’époque de sa conception, inutile d’ajouter que son exécution sera toujours pertinente. Celle de l’OSM? Jeudi soir, elle était fort défendable mais on ne peut conclure à une exécution aussi achevée et aussi mémorable que celle de la Symphonie no 5 en do dièse mineur de Mahler, en mars dernier.