Pays : Canada (Québec) Label : Indépendant Genres et styles : classique moderne / jazz Année : 2024

Sahara von Hattenberger – 1Q84

· par Frédéric Cardin

Il y a une multitude de couches de significations et de croisements d’influences dans cet album nommé en référence au roman de Haruki Murakami 1Q84. Sachez d’abord que 1Q84 veut dire 1984 dans un jeu de mots/chiffres en japonais (Q se prononce kyuu, qui veut dire le chiffre 9). Dans le roman de Murakami, une jeune fille qui vit en 1984 passe dans un monde parallèle très semblable au nôtre, excepté pour de subtiles et étranges différences. Sahara Von Hattenberger (que j’aime son nom!), sur son album de même titre, interprète la Suite pour violoncelle et trio de jazz de Claude Bolling, créée en 1984, par Yo-Yo Ma. La Suite est apparue dans un monde troublé par une accélération de la course aux armements entre les États-Unis et l’URSS, la menace nucléaire, une inflation galopante, des déficits budgétaires étatiques monstrueux, la prise de conscience de la pollution endémique de la planète, le chômage élevé, la pandémie de SIDA, etc. Un climat social et psychologique, un zeitgeist, sombre et déprimant. En contraste stylistique avec l’esprit du moment, la Suite, vue d’ici, semble avoir été une réaction positive et optimiste pour le monde. Une lumière agréable et bienfaisante faite de sonorités tonales séduisantes et d’un esprit chill décontracté. Bref, peut-être ce dont le monde avait besoin à ce moment. 

La Suite est une œuvre substantielle. Elle fait environ une heure en tout et partout de ses six mouvements (la forme de la suite baroque, dont celles de Bach), et représente une exploration assez fine des styles classiques et jazz, et surtout de leurs croisements potentiels. On bondit souvent de passages métronomiquement réguliers (comme du Bach) à du rubato lyrique, du colorisme impressionniste et de la simili-impro. Il faut maîtriser l’art de la couleur et du style autant pour tous ces langages ‘’classiques’’ que pour celui du jazz swing (la référence essentielle chez Bolling). Von Hattenberger, qui a solidement étudié avec Bryan Manker (OSM), Elizabeth Dolin et Matt Haimovitz en classique, peut se vanter d’avoir aussi eu comme mentors Adrian Vedady et Jim Doxas pour le jazz. Ces deux géants de la scène montréalaise sont d’ailleurs bien présents, imperturbables piliers musicaux et stylistiques, auxquels s’ajoutent la pianiste new yorkaise (née en Australie) Joanne Kang. 

Avance rapide vers les quatre pièces supplémentaires qui complètent le joli programme de l’album. Ils incarnent, selon von Hattenberger, la portion ‘’monde parallèle 2024’’ de celui de 1984. Des similitudes, comme les menaces belliqueuses, la pollution (encore et toujours), les défis économiques, mais des différences peu rassurantes comme la montée des extrêmes et des menaces intérieures à la démocratie, contrairement à 1984. Dans cette nouvelle ambiance grisailleuse, faut-il de la nouvelle musique lumineuse pour conjurer le sort? La jeune violoncelliste basée à New York, et en partie aussi à Montréal, fait manifestement le pari que oui. Les commandes (car c’en sont toutes, sauf une qui est un arrangement/variations sur une chanson pop – Running Up That Hill de Kate Bush) avaient pour directives de se placer en dialogue avec la Suite de Bolling. Lisons ici un caractère de ‘’Jazz de chambre’’ ou classique et note bleue s’informent mutuellement. Si vous aimez le Bolling, vous ne serez pas dépaysé par Air Chrysalis de Remy LeBoeuf (dont le titre fait référence à des cocons de clonage (!) décrits dans 1Q84), Night Path de Malcolm Sailor (une pièce plus agitée que le titre le laisse penser), Rondo Squilibrato de Jeffrey Fong (ou le Rondo classique rencontre le Squilibrato (‘’dérangé’’) italien, d’une manière alerte et humoristique) et finalement l’arrangement de Running Up That Hill de Kate Bush où le synthétiseur d’origine qui se voulait un remplacement des violoncelles est ici, enfin, joué par l’instrument en question. L’arrangement de Remy LeBoeuf oscille entre la reprise plutôt linéaire et quelques épisodes atmosphériques. J’aurais aimé une exploration harmonique plus aventureuse. Le résultat est néanmoins agréable. 

On découvre à travers 1Q84 une artiste soliste qui navigue avec aisance les contrastes de genre et de style, douée d’une très belle musicalité et d’une technique aérée, leste, très précise.

Un album réjouissant. 

Ah, j’allais oublier : la photo de couverture (splendide) est un clin d’œil au photographe Robert Doisneau qui a photographié son ami Maurice Baquet (violoncelliste) dans une pose assez semblable, Baquet tenant un parapluie au-dessus de son violoncelle. Robert Doisneau a reçu la Légion d’honneur en 1984. Comme on dit au Québec : toutte est dans toutte.

L’ALBUM SORT LE 18 OCTOBRE 2024

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