Dvořák et Price, une combinaison appropriée dont on ne soupçonnait pas la possibilité il y a à peine une dizaine d’années. Rappelons les faits historiques : Dvořák le Tchèque est allé enseigner (et composer!) aux États-Unis pendant environ trois ans, entre 1892 et 1895. Pendant ce temps, il a inspiré toute une génération de compositeurs locaux, tout en se ressourçant lui-même à travers sa découverte des musiques vernaculaires afro-états-uniennes et autochtones (‘’amérindiennes’’). Certains chants traditionnels noirs lui ont été soufflés par Harry T. Burleigh, un jeune compositeur noir qui a suivi un des cours de l’Européen au Conservatoire, chants que Dvořák a par la suite intégrés (du moins certaines structures et quelques effets harmoniques) dans des chefs-d’oeuvre comme la Symphonie du Nouveau Monde, le Quatuor Américain, etc. Par la suite, Florence Price, remarquable jeune artiste et première femme noire à entendre sa musique jouée sur les grandes scènes classiques, a puisé dans cet esprit et s’est approprié avec encore plus de force les idiomes de la musique noire (tout comme son compatriote et contemporain William Grant Still), avec une science de la construction et du lyrisme imprégnée par celle de Dvořák.
Et voilà pour la ligne du temps. Ajoutons à cette généalogie un hasard du destin comme la redécouverte en 2009, dans une vieille boîte en carton sentant le moisi et oubliée dans le grenier d’une maison abandonnée, de dizaines de partitions intactes de Mme Price (maison qui avait auparavant appartenu à l’artiste), dont celle de ce quintette avec piano, et nous avons ici un résumé du comment et du pourquoi de ce genre de parrainage musical, impossible à imaginer avant cette date récente.
Le Piano Quintet in A minor de Price date de 1936 et constitue une très attrayante fusion entre le vernaculaire et le savant indiqué précédemment. Le recours à des modes pentatoniques, ainsi qu’à des rythmes court-long trahissent les racines populaires noires que Dvořák avait distillées dans sa musique états-unienne. L’aisance lyrique de Price démontre également sa dette envers le Tchèque, mais surtout son propre talent, que l’on retrouve avec beaucoup de plaisir depuis quelques années déjà, et qui avait malheureusement été obscurci par l’habituelle étroitesse mnémonique d’une histoire musicale classique écrite surtout par des hommes blancs.
Ce quintette, sans être une retrouvaille qui vient bouleverser les a prioris de la musique moderne, constitue néanmoins un jalon complémentaire important dans la construction d’une histoire de la musique du 20e siècle plus en phase avec la réalité et la diversité de ses expressions. Le quintette est raffiné, élégant, séduisant, accessible et nourrissant pour les oreilles attentives. Un mouvement lent prenant, un petit mouvement allègre sous forme de danse Juba, un équivalent du Cakewalk, des mouvements externes excitants sans être extravagants, et surtout mélodiquement mémorables, voilà donc une proposition forte qui saura certainement faire des émules dans de futurs enregistrements. Marc-André Hamelin et les Takacs lui donnent un souffle adéquat, empreint de conviction et de dynamisme contagieux.
Le Dvořák, dont je n’expliquerai pas en long et en large les tenants et aboutissants ici, sinon pour dire qu’il s’agit du deuxième exercice du compositeur dans ce médium et que c’est l’une de ses oeuvres les plus abouties, est ici idéalement mené par les cinq musiciens. Équilibre judicieux, netteté cristalline des phrases, dynamisme éclatant des contrastes, bref, une lecture excitante au possible. Quand on réunit certains des meilleurs interprètes du monde, ça ne donne pas toujours le sentiment de plénitude voulu, mais ici, ça marche totalement.
Un album resplendissant par sa qualité, certes, mais aussi par l’ouverture exceptionnelle sur un nouveau monde de la musique classique tel que nous l’imaginions il y a peu.