Voici un album surprenant. Surprenant car, d’un côté, les jazzophiles seront étonnés de voir un ténor classique aux côtés du très grands pianiste jazz qu’est Mehldau, et de l’autre, les mélomanes classiques seront perplexes devant la perspectives d’écouter un nouveau cycle de lieder contemporains par un jazzman. Même si, dans ce dernier cas, la surprise n’est pas entièrement justifiée car Mehldau a déjà osé ce genre d’exercice deux fois auparavant, avec Renée Fleming et Anne Sofie von Otter.
The Folly of Desire touche à un sujet universel, le désir sexuel, mais d’un angle… délicat. Celui de la convoitise (lust en anglais), parfois violente. En cette époque de #metoo, le message véhiculé par Mehldau dans les notes de programme concernant le recul d’une certaine liberté sexuelle et d’une atteinte à la vie privée peut facilement être, disons, mal perçu. À moins que ce ne soit voulu! J’avoue ne pas le savoir et vouloir éviter de faire dire à l’artiste ce qu’il n’a (je l’espère) pas dit. D’autant plus que Mehldau y associe la notion de consentement, ce qui sauve tout de même la mise. L’ambiguïté vient aussi du fait que ce ne sont pas ses mots, mais plutôt ceux de grands auteurs et poètes, tous masculins : Shakespeare, Blake, Yeats, e.e. cummings, Auden, Brecht, Goethe. Une perspective certes ancrée dans le génie indéniable de ces auteurs, mais qui, associée au contexte moderne, pourrait facilement faire de ce plaidoyer une occasion ratée de promouvoir une plus grande richesse de points du vue. N’allons pas plus loin, il s’agit avant tout ici de parler de musique, et non de politique.
The Folly of Desire est un cycle complet, affichant une gamme étendue d’émotions et d’affects. de la souffrance à la colère, de la lubricité (poétiquement manifestée) aux regrets. La partition, soit pour piano ou pour la voix de Bostridge, est campée dans un post-romantisme moderniste, baigné dans des harmonies étalées, étirées et complexifiées par des ajouts inspirés du jazz (bien entendu). Bostridge est plus qu’adepte à saisir la moindre occasion pour affirmer clairement une émotion, ou pour en sublimer l’intensité. Il a fort affaire ici, surtout que Mehldau, génial jazzman mais peu habitué à l’accompagnement d’un chanteur lyrique, ne sait pas toujours lui laisser l’espace et le temps nécessaires pour appuyer et déposer les mots. Enfin, soit il pousse, soit Bostridge ne suit pas.
En complément, les deux amis nous offrent quelques standards très jazz (These Foolish Things, Night and Day, et d’autres) ainsi qu’un lied très romantique de Schubert (Nacht und Träume). Une façon pour chaque musicien de sortir de sa zone de confort habituelle.
Au-delà de ces pièces bonbons rendues adéquatement, on se retrouve désormais avec un cycle de lieder modernes qui posent plein de questions sur ses intentions, certes, mais qui offre avant tout un incursion dans un panorama musical touffu mais fort attrayant pour les interprètes du futur qui voudront en explorer toutes les possibilités et les interstices symboliques. Après une première écoute (et même une deuxième, troisième, etc.), la vraie question à se poser n’est pas : est-ce que j’aime ou pas? C’est plutôt : quand pourrai-je en comprendre le véritable sens?