Tim Brady : passer à l’histoire sans étiquette

Entrevue réalisée par Frédéric Cardin

40 ans de carrière! Mine de rien, le guitariste électrique et compositeur québécois Tim Brady répand la bonne nouvelle d’une musique savante écrite et/ou improvisée basée sur le langage particulier, les caractéristiques timbrales et sonores, et la personnalité unique de son instrument de prédilection. Brady vient de sortir un triple album, réunissant un ensemble d’œuvres polymorphes (à l’image de sa personnalité créative) très récentes mais aussi pigées dans ses archives (ces bijoux qu’on avait jamais entendus!).

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J’ai profité de cette sortie pour m’entretenir avec le compositeur montréalais. Une rencontre lumineuse où l’on se sent privilégié d’être en présence d’un être humain aussi aimable, visionnaire, simple, discret, inspiré et important pour l’histoire de la musique, toute la musique!

Tim apparaît dans la fenêtre Zoom, et je lui demande rapidement pourquoi faire paraître trois albums d’un coup?

Tim Brady : La pandémie m’a laissé beaucoup de temps sur les bras, comme tout le monde! J’en ai profité pour créer et fignoler plein de matériel, et replonger dans mes archives. J’en ai eu assez pour trois disques, mais je me suis dit que ce serait plate d’étaler ça sur trois ans, alors je les ai sortis en même temps! Ça, c’est la raison pratique, mais il y a aussi une raison plus symbolique. En 40 ans de carrière, les médias en général n’ont jamais été capable de me mettre dans une catégorie (ils aiment ça les catégories!). Alors j’ai eu envie de faire un pied de nez, en toute gentillesse bien sûr, à cette obsession divisionniste en mettant sur le marché un grand package d’œuvres de nature très différentes les unes des autres, et de ce fait inclassables en tant que groupe!

Pan M 360 : Du nouveau et de l’ancien matériel, donc?

Tim Brady : Oui. L’ensemble est divisé en trois parties, comme le nombre de disques. La première partie est consacrée à mon travail en solo, avec échantillonnages et autres bidouillages électroniques, la deuxième est consacrée à mon concerto pour trois instruments Triple Concerto: Because Everything Has Changed (moi à la guitare électrique et à la programmation; Helmut Lipsky au violon et Shawn Mativetsky aux tablas et percussion). La troisième est centrée sur mes compositions en band de chambre. Comme tu le vois, plus on avance, plus le nombre de musiciens augmente!

Pan M 360 : À propos des archives, quelles sont-elles et pourquoi les avoir choisies?

Tim Brady : Revolutionary Songs est un enregistrement de 1995 que j’ai toujours aimé. Mais j’étais insatisfait du mastering. Je l’ai retravaillé en profondeur plusieurs fois, en 2007, puis en 2013. Cette fois, je trouvais que ça valait la peine de le publier. Comme j’ai dit, j’aime beaucoup cette pièce. As it Happened, toujours sur le 3e album, est un moment extraordinaire capté live par erreur! Le bouton Record a été activé au moment où moi et les musiciens on s’est mis à jouer pendant 30 minutes sans erreur, de façon idéale, et ç’a été capté. Il fallait que ce soit disponible!

Pan M 360 : Toi qui a grandi avec l’improvisation, de quelle façon ton utilisation de cet art a changé depuis tes débuts?

Tim Brady : C’est intéressant. Il y a 40 ans, j’étais soucieux des étiquettes. Est-ce que je joue du jazz, de l’impro libre, de la musique contemporaine écrite, de la musique actuelle? Aujourd’hui, j’ai envie d’utiliser le type de son, de rythme, de technique dont j’ai envie au moment où j’en ai envie afin d’exprimer les choses voulues au bon moment, peu importe l’étiquette. Si je veux un accord de fa majeur là, puis un cluster de 39 notes ici, suivi d’une impro ailleurs, je le fais. L’impro est un outil dans ma palette.

Pan M 360 : Qu’est-ce qui constitue l’élément le plus central de ta musique, dans ce cas?

Tim Brady :  La structure. Tu remarqueras dans toutes mes oeuvres une organisation, un squelette structurel qui organise les différents éléments, qu’ils soient écrits ou improvisés, tonaux ou atonaux, etc.

Branchez-vous sur le site Le Vivier pour avoir accès à la musique live de Tim Brady!

Pan M 360 : Le monde musical a grandement changé depuis 40 ans. En 1980, on était encore dans l’ère des Guitar Hero. Aujourd’hui, le Hip Hop et le Rap ont pris toute la place. Reste-t-il des Guitar Hero? Y a-t-il encore une pertinence à cela, et quel est l’avenir de la guitare électrique?

Tim Brady : C’est une question fascinante. Aujourd’hui, c’est sur Youtube que le rock et les guitaristes d’exception se font connaître. La radio, pour eux, c’est pas mal mort. Le rock est en train de devenir une source de réflexion pour les guitaristes de haut niveau. Ce n’est plus seulement un but, un objectif lié à la popularité ou au palmarès. Prenons l’exemple du rock indie : la frontière entre le rock et la musique de chambre contemporaine est souvent mince. Je reçois plusieurs courriels par année provenant de jeunes guitaristes qui m’interrogent sur ma démarche. Récemment, un Italien m’a contacté, il fait un doctorat sur ma musique!

Bien entendu, la base musicale de la guitare électrique restera liée au blues, le jazz, le métal et une forme de rock, mais je suis convaincu que la musique savante deviendra un nouveau pôle d’expression, qui pourra certainement créer des liens avec les autres. Il y a 40 ans, on était au max une dizaine de gars sur la planète à faire ce que je fais. Aujourd’hui, le nombre explose. La guitare électrique, tout comme le rock, sont en train de passer à l’Histoire. Dans ce processus, il y a une intellectualisation et une recherche de profondeur qui viennent avec et qui transforme la façon de percevoir l’instrument et tous ses paradigmes.

Pan M 360 : Comment te sens-tu face à ce phénomène, surtout considérant que tu fais partie des ‘’pionniers’’ de sa facette savante? 

Tim Brady : C’est le fun, je dois avouer. Je lisais l’article Wikipedia consacré à l’instrument un jour, et j’ai vu mon nom mentionné. J’en suis fier, c’est certain. Il y a même un Italien (un autre), Sergio Sorentino, qui a écrit un livre sur l’histoire de la guitare électrique, a inclus une section sur moi dans son livre, aux côtés de Fred Frith, Scott Johnson, et d’autres aussi importants. Ça flatte l’égo, bien sûr, mais ça me réjouit surtout de savoir que j’ai contribué positivement à quelque chose de durable!

Pan M 360 :  Dans ta musique, tu utilises la draperie électronique de façon large, pleine, presque symphonique. Je me trompe? Et sinon, pourquoi est-ce ainsi?

Tim Brady : Tu as raison! Mais je dirais même plus : quand je compose pour un orchestre, je cherche constamment à recréer un son de guitare avec pédale, et des effets connexes! Tout vient de là : je suis un guitariste électrique, et je joue toujours de la guitare électrique. J’essaie de jouer au moins deux heures par jour. Plusieurs compositeurs finissent par abandonner la pratique de leur instrument, et développent une conception plus ‘’abstraite’’ de l’orchestration. Moi, je ne suis jamais loin de mon instrument. Ça déteint sur mes partitions orchestrales, et à l’inverse, ça déteint aussi sur mon écriture électronique, qui ressemble, comme tu dis, à un orchestre qui ressemble à une guitare avec pédale, fuzz, et tout les reste! Je construis avec des masses, avec des densités, ou au contraire, je construis des lignes solistes. Mais je fais très peu de contrepoint. Tout cela vient de la nature de mon instrument, imprégnée en moi, et du fait qu’il est toujours au centre de ma pratique.

Pan M 360 : Revenons sur tes débuts : n’as-tu jamais eu envie d’être un Guitar Hero?

Tim Brady : J’ai eu cette envie, comme probablement tous les ados de cette époque qui jouaient (ne fût-ce que gratter) la guitare! Mon idole était Duane Allman.

Pan M 360 : Pourquoi as-tu changé de voie?

Tim Brady : La vérité se révèle en deux temps. D’abord, je suis le gars le plus straight du monde! Je ne fume pas, je n’ai aucun intérêt pour les drogues et je ne bois pas. Ça a toujours été comme ça, même quand j’étais jeune! Alors, la culture du rock ne m’attirait pas du tout. 

L’autre chose, c’est que pour être un bon musicien rock, il faut aussi être un bon compositeur de ‘’tounes’’. Il faut pondre des mélodies qui accrochent, et qui peuvent dire l’essentiel en 8 mesures. Je suis plus à l’aise avec des formes longues. Je l’ai accepté assez tôt dans ma vie, plutôt que de me battre contre une envie finalement peu compatible avec mon caractère.

Pan M 360 : Tu te rappelles la première fois que tu as réalisé qu’elle était TA voie?

Tim Brady : Oui, parfaitement. J’avais 27 ou 28 ans. Une de mes œuvres était enregistrée par Radio-Canada. C’était pour cordes et trompettiste improvisateur, le génial Kenny Wheeler en l’occurrence! Je me rappelle très bien m’être dit en écoutant les musiciens jouer : ‘’ S’tie, c’est ma musique ça! C’est moi qui a créé ces sons qui vont super bien ensemble! C’est ça que je veux faire!’’ J’ai pris conscience du pouvoir expressif de la musique, du moins telle que je voyais la puissance créative. Je ne l’ai jamais oublié.

Pan M 360 : Que prépares-tu de plus substantiel dans l’avenir prévisible?

Tim Brady : Quelque chose de gros et de fou. Un cycle de quatre opéras, intitulé Hope (and the Dark Matter of History). Les quatre opéras seront reliés par un personnage central qui revient dans chacun d’eux : un voyageur temporel. Ça me permettra ainsi de visiter quatre époques différentes : 1939, 1970, 2051 et 2056.

L’opéra de 1939 se déroulera à New York et sera situé dans les minutes précédant la montée sur scène au Carnegie Hall de Charlie Christian, le père fondateur du jeu de la guitare électrique! Dans cet opéra, il sera même question de Rufus Rockhead, une icône du jazz à Montréal, fondateur du fameux Rockhead’s Paradise à Montréal!

Pan M 360 : Et inspiration non reconnue (à mon avis) du festival de jazz!

Tim Brady : Un grand personnage en effet! Le deuxième opéra se déroulera en 1970 à Montréal, le 3e en 2051 à Toronto pendant une catastrophe climatique mettant en scène des humains et des êtres dotés d’intelligence artificielle et le dernier se passera en 2056 dans une colonie martienne. Si tout va bien, les opéras seront créés en 2022, 2023, 2024 et 2026

Pan M 360 : Wow! J’ai très hâte d’assister à cette tétralogie! Merci et bon succès!

Tim Brady : Merci!

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