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Sans casque et sans filet, le cofondateur de Daft Punk vient de lancer sa première composition d’envergure pour grand orchestre, destinée à un ballet à l’initiative du chorégraphe Angelin Preljocaj. Mythologies est une œuvre de 23 tableaux interprétés par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine sous la direction de Romain Dumas.
Que ses fans en soient conscients d’entrée de jeu, Thomas Bangalter est loin, très loin d’y faire du Daft Punk. Sans technologies de pointe aucune sauf peut-être un logiciel de composition, et surtout dans un esprit orchestral très proche du romantisme européen dans la seconde tranche du 19e siècle, l’artiste français y revoit en profondeur son rapport à la composition.
Voilà certes un excellent sujet d’interview… que nous accorde Thomas Bangalter en visioconférence.
PAN M 360 : Qu’est ce qui vous a amené à la musique symphonique? Vous avez, on imagine, reçu une bonne éducation musicale comme c’est le cas dans la plupart des bonnes familles.
THOMAS BANGALTER : Ce n’est pas exactement une histoire de « bonne famille » en fait, c’est plutôt une famille d’artistes et la musique classique m’est venue par l’intermédiaire de la danse : ma mère (Thérèse Thoreux) était danseuse classique, ma tante était danseuse, mon oncle était chorégraphe, mon père est auteur, compositeur et producteur, donc je suis né dans une famille d’artistes. Mais le rapport à la musique orchestrale et la musique symphonique, il est venu par le biais de la danse, et puis, je dirais même par la découverte aussi de la musique symphonique au cinéma. J’ai effectivement fait des cours de piano quand j’étais enfant, mais mon professeur de piano, il était répétiteur pour l’Opéra de Paris mais pareil, il venait du milieu de la danse. Mais ma musique n’était pas un à côté, c’était assez central. L’art, c’était le centre d’ailleurs.
PAN M 360 : Dans la danse classique, de toute façon, forcément, il y a un rapport assez intime avec la musique classique. Pas nécessairement. Il y a beaucoup de musique contemporaine ou de musique moderne qui sont des formes différentes.
THOMAS BANGALTER : Oui. Ma mère était au départ danseuse dans une compagnie classique avec les Ballets de Roland Petit à partir de la fin des années 50, pendant une dizaine d’années. Ensuite, elle a intégré la première compagnie de danse contemporaine en France qui avait été mise en place par le ministère de la Culture, qui s’appelait le Ballet Théâtre Contemporain. Là, elle a fait de la danse contemporaine ensuite avec des créations de musique de compositeurs tel Xenakis. Il y a à la fois cette double filiation aussi bien d’un côté de la musique lyrique classique et de l’autre de la musique contemporaine.
PAN M 360 : C’est donc un peu naturel que vous en arriviez là à un moment donné dans votre carrière en création. Comment vous y êtes-vous pris pour créer ces musiques? La première fois qu’on fait une écoute superficielle de cet album, on a l’impression d’être au XIXᵉ siècle. C’est de la musique romantique d’Europe, enfin surtout.
THOMAS BANGALTER : C’est marrant parce que j’ai l’impression de n’avoir pas tant réfléchi à ça. C’est une approche assez spontanée de cette idée d’élégance, de lyrisme ou de romantisme, qui sont des choses que je ne vois pas forcément dans la société aujourd’hui. J’ai souvent l’impression de réfléchir par réaction et de vouloir faire jaillir des choses qui me manquent à un moment donné. En 2005, avec mon partenaire ce Daft Punk (Guy-Manuel de Homem-Christo), on avait cette idée « Tiens, on va faire une pyramide de lumière et de LED comme ça. » C’était quelque chose qu’on avait dans la tête, mais qui n’existait pas vraiment. Quelques années plus tard, je me souviens m’être trouvé à Times Square et il y avait des murs de LED partout – alors que c’étaient des néons auparavant. Aujourd’hui on est dans un monde entièrement recouvert de LED avec des systèmes de plus en plus démesurés, à tous les niveaux d’échelle. Ne me viendrait donc pas l’idée aujourd’hui, l’idée de me dire « Tiens, j’aimerais créer une structure géométrique en LEDs. » Donc, il y a cette idée de contrepied ou d’interaction avec son environnement.
PAN M 360: Alors que motive ce nouveau “contrepied”?
THOMAS BANGALTER : Plein de raisons se sont alignées pour faire ce projet. À la fois ce monde de la danse que je connaissais bien et duquel je m’étais un peu éloigné quoique… c’était de la dance music que je créais alors. Mais voilà, après, il y avait une certaine forme d’intemporalité dans l’idée d’aborder des mythes. Et moi, j’aime bien aussi faire des choses un peu démodées. Parce que finalement, quand c’est démodé, ça ne va pas vraiment se démoder davantage! On n’a pas un rapport à la modernité en essayant de créer quelque chose qui, cinq ans plus tard, peut sonner un peu décalé. J’aime bien l’idée d’aborder des formes, en faire des exercices de style avec un certain intérêt à la temporalité. Et c’est vrai que cette idée de romantisme, elle a jailli sans être un truc d’intellect.
PAN M 360 : Bien entendu, cela ne résultait pas d’une planification quelconque. Ce ne serait pas de l’art.
THOMAS BANGALTER : C’était beaucoup plus spontané en fait. Quand on travaillait il y a dix ans sur Random Access Memories, on était en plein dans le boom de l’EDM et de cette musique hyper énergétique, hyper électronique. Et nous, on a eu à ce moment une vision un peu romantique du dancefloor, un peu disco. Donc, il y avait cette idée de s’amuser avec ces codes rétro-futuristes. Sauf que cette fois, je trouvais marrant d’arriver dans un rétro-futurisme non pas des années 70 ou 80, mais bien d’un siècle auparavant, voire deux siècles pour certaines couleurs car on pourrait être à la fin du 18ème aussi pour certains moments même si c’est la fin du 19ème pour la plupart des pièces.
PAN M 360 : Lorsqu’on est un artiste authentique, on ne se dit pas « Je vais faire de la musique de 1855 à 1890. » Ça sort de l’inconscient, néanmoins on remarque la fréquentation de cette période romantique( et aussi des premières musiques modernes françaises) chez plusieurs compositeurs dits néo-classiques.
THOMAS BANGALTER : Ce que je trouve intéressant, c’est de ne pas me retrouver dans un axe qui pourrait opposer, comme ça l’a été pour la musique contemporaine envers la musique classique par exemple. C’est un peu la même chose dans la musique pop aujourd’hui où une grande partie de ses barrières sont tombées. Moi, j’ai travaillé avec des samples mais aussi avec des musiciens de studio où on écrivait complètement la musique, les partitions ou les arrangements. Ce n’est donc pas une méthode contre une autre. C’est peut être ce qui change le plus en ce moment, d’ailleurs; parce qu’avant il y avait des chapelles qui se détestaient. Aujourd’hui, les perspectives sont vraiment très différentes. Ça peut se rattacher à certaines couleurs lyriques ou néo classiques, mais en même temps ça peut utiliser des cellules de répétition et se rapprocher de courants minimalistes contemporains. Alors je n’ai pas l’impression que ce soit aussi contradictoire maintenant, alors qu’il y avait auparavant un certain purisme dans la vision de la de la musique symphonique.
PAN M 360 : Comment vous êtes-vous adapté à la composition symphonique ?
THOMAS BANGALTER : J’avais une certaine expérience de la musique symphonique sur des musiques de film et autres, mais j’avais travaillé à l’époque avec des orchestrateurs et des arrangeurs. Et là, ma motivation principale, c’était d’accepter ce projet afin d’écrire pour l’orchestre et pour faire tous les arrangements et les orchestrations moi-même. D’habitude, je compose au piano, mais là, mon manque de virtuosité au piano allait limiter un peu la composition. Voilà pourquoi ça a vraiment été une musique qui a été écrite directement sur la partition avec un logiciel de notation. À ce moment-là, j’ai travaillé sur différentes esquisses que j’ai envoyées au chorégraphe. À partir de là, le concept de mythologie s’est précisé. Après je suis allé dans mon coin pour écrire le plus gros de la musique. Et quelques mois plus tard, je suis revenu avec le ballet écrit. Il y a eu un peu de coupe, de montage et d’aménagement de structure avec le chorégraphe. Et puis la danse a commencé.
PAN M 360 : Donc, personne d’autre que le chorégraphe est intervenu dans le montage, dans l’édition de la partition originale
THOMAS BANGALTER : Non, sauf le chef d’orchestre qui était aussi dès le départ dans le processus. Il a pu m’aider sur certains questionnements. J’étais moi-même entré en immersion dans la musique symphonique, dans les directions d’œuvres. Pendant de longs mois, j’ai vraiment étudié les traités d’orchestration mais… j’avais encore des questions auxquelles seule l’expérience d’un chef pourrait répondre, notamment sur la gestion de l’effort, sur la faisabilité de certaines parties. Le chef d’orchestre a donc pu me guider sur certains questionnements. Je lui demandais justement de ne pas me donner la solution mais plutôt de me dire plus si c’était viable. Ça a été vraiment un travail avec le chorégraphe et le chef.
PAN M 360 : Vous êtes donc affranchi de toutes les étapes préliminaires, c’est-à-dire sans orchestrateur ou arrangeur. Cette fois, vous étiez seul, sans filet – et sans casque, il va sans dire.
THOMAS BANGALTER : Voilà. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle j’avais accepté ce projet. J’ai toujours aimé réinventer les circonstances du processus créatif. À chaque étape de Daft Punk, on a eu l’occasion de pouvoir aborder le travail de manière différente. Quand j’ai travaillé sur un dessin animé japonais, c’était pareil, un peu comme un stage; j’avais fait 15 allers retours avec le Japon en rentrant dans la production de dessins animés. L’opportunité d’un tel projet, c’était un peu repartir de zéro, apprendre des nouvelles choses, se tromper et recommencer, réussir certains trucs et réaliser de nouveau que dans un état d’esprit, quand on est débutant, on ne fait pas les mêmes choses de la même façon que quelqu’un qui aura vraiment beaucoup d’expérience. Or cette innocence et cette sincérité ou cette maladresse m’intéressent en règle générale. C’est aussi pour ça que j’ai décidé vraiment de prendre le temps d’accomplir ce travail réparti sur deux ans et demi et qui a dû me mobiliser à peu près un an et demi à temps complet.
PAN M 360 : Maintenant si on parle du concept de Mythologies, comment s’est-il finalement révélé?
THOMAS BANGALTER : C’est le chorégraphe qui en a eu l’idée. Après lui avoir transmis des esquisses et avoir mené quelques réunions de travail sur ces ébauches, à peu près une vingtaine de minutes à ce moment-là, il est revenu vers moi en me disant « J’ai l’impression que ces couleurs et cette direction, ça fonctionne avec l’idée de travailler sur les mythologies. » Et c’est là après où il est revenu avec une liste, une sorte de livret un peu compact de différents mythes. Et j’ai alors commencé à lui proposer l’attribution de ces différents mythes à mes différentes esquisses. Quand il a validé ça, là, je suis reparti travailler de mon côté.
PAN M 360 : Et y a-t-il lieu de faire des liens avec votre background de compositeur et producteur électronique et ce qui s’est produit dans ce contexte là?
THOMAS BANGALTER : Pas vraiment. Si je reprends même le dernier disque de Daft Punk qu’on a fait en Random Access Memory, je n’ai pas vraiment l’impression qu’il s’agit d’un disque de musique électronique. J’ai donc du mal à répondre à cette question. C’est vrai que j’ai davantage travaillé strictement avec des machines au départ (de ma carrière), mais assez vite j’ai fait des compositions et des chansons avec ces machines. Et puis ajouté des instruments (non électroniques) au fur et à mesure. J’ai déjà fait des musiques instrumentales avec aussi des machines.
PAN M 360 : Cette fois, pas du tout.
THOMAS BANGALTER : Là, c’est sûr qu’il y avait une certaine forme de radicalité en moi en disant « Je vais composer de la musique sans machine, juste pour l’orchestre, pour les musiciens et pour accompagner les danseurs. » À partir de là, c’est vrai que dans ce processus, il n’y avait peut-être pas une détermination futuriste, mais j’ai l’impression qu’il n’y en avait pas forcément non plus dans les autres auparavant. Là où je fais le lien, c’est dans l’idée d’essayer des formes différentes à chaque disque, ce que je disais tout à l’heure. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les disques se répondent aussi ou dont les morceaux se répondent aussi. Si on prend des morceaux de techno et qu’on met après des sons plus abstraits ou encore des extraits de mythologie qui peuvent être très lyriques. Ce qui m’amuse, c’est le contraste.
PAN M 360 : En fait, vous êtes un généraliste qui désire quand même aller au fond des choses à chacun de vos projets.
THOMAS BANGALTER : Et en fait, je n’ai pas l’impression de me dire « Ça y est, maintenant, je suis compositeur de musique symphonique. » Ce sont des tentatives, des explorations, des expérimentations, mais ce qui me motive, c’est de continuer à expérimenter. L’idée d’être un peu jusqu’au-boutiste dans un truc, mais d’explorer des formes différentes. Des fois, on essaye de faire… On a peut être la prétention, des fois, d’essayer de faire des choses qui n’ont jamais été faites par personne. Et puis, des fois, on peut devenir beaucoup plus humble, c’est-à-dire avoir juste l’ambition de faire quelque chose qu’on n’a jamais fait soi-même. Et là, pour moi, c’était plus ça. Alors je n’ai pas vraiment eu cette idée de me dire « Je vais inventer des formes symphoniques ». C’était plutôt que de me demander « Si j’écris avec un orchestre, qu’est ce que je veux exprimer? Qu’est ce qui va s’exprimer à travers ça? » Après, là, il y avait un aspect fonctionnel aussi. On en revient à l’idée de faire de la musique de danse ou de la danse musique. Et là, c’était une musique pour accompagner la danse et pour accompagner cette thématique aussi. »
PAN M 360 : Cette musique a été écrite pour un ballet mais se veut-elle aussi autonome par rapport à la danse ?
THOMAS BANGALTER : Finalement, je me suis rendu compte qu’elle pouvait l’être. Au départ, je n’étais pas certain qu’on en fasse un disque. J’étais vraiment dans une tentative aussi à un moment de spectacle vivant. Ça m’intéressait d’écrire et de composer pour 50 musiciens et 20 danseurs dans un théâtre comme l’Opéra de Bordeaux ou le Théâtre du Châtelet. J’aimais bien cet aspect un peu local dans un moment où tout est hyper connecté, hyper mondialisé. Au final, en réécoutant la musique, je me suis dit qu’il était opportun de pouvoir la sortir en disque, même si ce n’était pas l’idée de départ. Déjà se rendre là, c’était le gros défi.
CRÉDIT ILLUSTRATION: STÉPHANE MANEL