Pantayo : Les championnes du kulintang

Entrevue réalisée par Rupert Bottenberg

Le « R&B gong punk lo-fi » de l’album éponyme de Pantayo, quintette issu de la diaspora philippine et basé à Toronto, n’est pas seulement un pont entre hier et aujourd’hui, ici et là-bas. Il est davantage à l’image du formidablement complexe carrefour de Shibuya à Tokyo, il réunit le féminisme pratique, l’ethos punk, la résistance indigène, la visibilité asiatique, la flamboyance queer et la soif universelle de nouveaux sons – et la piste de danse de nos rêves.

Genres et styles : Asie du Sud-Est / électronique / R&B

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Crédit photo: Sarah Bo

La base du son de Pantayo est le kulintang, qui est, comme l’explique Kat Estacio, membre du groupe, « un instrument à percussion métallique atonal originaire d’Asie du Sud-Est, et la tradition à laquelle nous empruntons et dont nous nous inspirons provient des tribus Maguindanao et T’boli de la partie sud des Philippines. »

Le point de comparaison de la plupart des néophytes est le gamelan indonésien, un instrument métallophonique similaire, dont le riche tintement est familier à tous ceux qui ont vu le célèbre film d’animation Akira. Il existe cependant des distinctions marquées entre les deux.

« Le kulintang est un ensemble communautaire, destiné à rassembler les gens – lors de cérémonies, de mariages, etc. – et sert se détendre après une longue journée de travail, explique Estacio. D’après ce que je sais, le gamelan est davantage un orchestre, qui jouait à la cour pour le plaisir du souverain. Cela dit, il me semble logique que les kulintang soient accordés les uns par rapport aux autres et que leur intonation dépende du fabricant. Il n’y a pas une seule façon de jouer du kulintang – l’innovation, l’interprétation et le jeu selon ce qu’on ressent sont encouragés. Il est également logique que tous et toutes, quels que soient leur classe sociale ou leur rôle dans la société, puissent apprendre à en jouer.

« La musique psychédélique des années 1960 a popularisé le gamelan, ajoute Jo Delos Reyes. C’est à travers le prisme occidental de l’exotisation de l’Orient que le gamelan a fait l’objet de recherches plus approfondies. Le gamelan a une intonation plus standardisée, tandis que le kulintang n’en a pas une spécifique, celle-ci dépend de sa fabrication.

« Cela nous a permis de vivre une expérience d’écriture très intéressante et parfois exigeante, car nous avons essayé d’écrire avec des instruments accordés. Cela nous a obligé à réinventer notre façon d’utiliser les instruments de l’ensemble dans nos arrangements. »

Crédit photo : Sarah Bo

Fait à noter, l’usage du kulintang était à l’origine réservé aux femmes. « Nous ne le savions pas, confie Estacio. Nous l’avons appris dans le cadre de notre travail de décolonisation, c’est le contexte dans lequel s’inscrit cette musique.

« Ce que j’ai appris de cette femme qui enseigne le kulintang, Titania Buchholdt, c’est que comme la culture Maguindanao est un mélange de cultures indigènes et musulmanes, certaines, sinon la plupart de celles-ci, obéissent à une règle selon laquelle une femme ne peut voyager sans être accompagnée par un homme de sa famille – mari, frère, père, oncle, fils. C’est ainsi que les enseignants de kulintang Maguindanao en Amérique du Nord, et aussi à Manille, sont majoritairement des hommes. »

« Cependant, il faut aussi se souvenir du rôle important des femmes, des queer et des personnes bispirituelles dans de nombreuses cultures indigènes. Elles sont sages-femmes, mères, guérisseuses, prêtresses, musiciennes, artistes, et occupent divers autres rôles qui sont au cœur de leurs communautés. Je ne suis pas surprise que les femmes soient également au cœur des traditions musicales du kulintang. »

« Pantayo nous a nourries de bien des façons aimantes et constructives qui ont favorisé notre croissance personnelle, ajoute Michelle Cruz. Le fait que nous soyons un groupe entièrement féminin y contribue aussi certainement. »

« En tant que femme, poursuit Estacio, je pense aussi que jouer d’un instrument de percussion est très valorisant et constitue un ajout important aux rôles joués par les femmes dans le travail et dans la musique. En fin de compte, jouer des gongs, comme n’importe quel instrument de percussion, est très cathartique ! »

Alaska B avec Kat Estacio et Jo Delos Reyes de Pantayo

Assemblé petit à petit sur plusieurs années, Pantayo (sur le label Telephone Explosion) est un peu la chronique de sa propre création, un « journal audio », comme le dit le groupe, de son évolution collective. La réalisatrice Alaska B, leader de Yamantaka // Sonic Titan, a joué un rôle essentiel dans ce processus. Depuis 2014, elle a travaillé avec le groupe sur divers projets, notamment sur la musique du jeu vidéo primé Severed en 2016 et l’album Dirt de YT//ST en 2018. Delos Reyes de Pantayo chante également dans YT//ST.

« Avant ce projet d’album, se souvient Kat Estacio, nous ne donnions que des spectacles et nos ateliers musicaux et culturels KuliVersity sur la façon dont nous avons appris et dont nous jouons le kulintang. Alaska nous a donné la possibilité d’avoir un album qui serve d’archives, dans la mesure où il constitue un document sur la musique kulintang jouée par les femmes queer de la diaspora à Toronto en 2020. »

« Le projet a fini par déborder du cadre de la plupart de ceux sur lesquels j’ai travaillé, se souvient Alaska B, car il s’est étalé sur de nombreuses années. Au début, elles voulaient même emmener les gongs dans l’espace. Je me souviens que Michelle m’avait envoyé un message avec des émojis extraterrestres et fantômes pour énoncer ses idées. Nous avons essayé de transformer certaines de ces idées très électroniques en gongs pas du tout électroniques.

« J’ai essayé de garder l’accent sur le dynamisme du groupe en concert en enrobant son jeu dans des nappes électroniques au lieu de construire une base et de mettre les gongs par-dessus, de sorte qu’on a enregistré beaucoup d’éléments des gongs d’abord, auxquels on a ajouté des mois plus tard. »

« Comme c’était la première fois que nous faisions un disque, nous n’avions pas de direction précise, et Alaska nous a aidés à nous y retrouver, dit Cruz. Elle nous a encouragées à trouver nous-mêmes notre chemin. Elle nous a prévenues que ce serait difficile. Elle n’a pas cherché à nous dorer la pilule. »

« Alaska nous a inculquées une sorte d’éthique du travail, dit Estacio, de façon à ce que nous connaissions si bien nos instruments que nous puissions en tomber amoureuses encore et encore. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles chacune des chansons de l’album possède un son si différent. Cette collection de chansons montre bien les différentes explorations que nous nous sommes permises. »

« Lorsque nous avons commencé à travailler sur l’album en février 2016, explique Eirene Cloma, Alaska nous a posé une question du genre : « Que serait Pantayo sans les gongs ?  » Cela nous a obligées à réfléchir à notre expression créative individuelle et collective en dehors du kulintang. Cette nouvelle façon de voir les choses nous a permises d’écrire Eclipse. »

L’album s’ouvre d’ailleur sur ce titre. Il est suivi du premier extrait, Divine, qui est sans doute le morceau le plus accessible pour les néophytes. « Pour moi, cette chanson parle de la façon dont l’amour est un geste, un effort et un sacrifice, dit Kat Estacio. Qu’il soit romantique, platonique, à l’intention de vos animaux, de vos plantes ou de quoi que ce soit. Et la plupart du temps, l’univers crée des situations qui échappent à notre contrôle – et c’est ainsi que nous rencontrons des gens avec lesquels nous avons des liens profonds. L’universalité de ce principe semble être la meilleure introduction à Pantayo. »

Taranta, tour à tour vulnérable et combatif, avec son refrain railleur, est également séduisant – voir l’apparition télé ci-dessus. « La mélodie du couplet et du pont s’inspire du R&B et du hip-hop des années 90, explique Cruz. Les paroles nous ont été fortement inspirées par des connards. »

« Le titre, poursuit Estacio, signifie paniquer ou s’affoler, comme réaction inconsciente. Le refrain vient rassurer, invite à garder son calme et à ne pas se laisser influencer par ce que les autres pensent. C’est aussi une façon de dire à ceux qui ne vous soutiennent pas ou, pire, qui vous rabaissent, d’aller se faire foutre. Ha, ha ! »

Puis arrive Heto Na, tout en douceur et en élégance avant de passer au hip-hop enjoué et bondissant. « Cette chanson s’inspire de la disco OPM (Original Pilipino Music) des années 70, des rythmes des soirées dansantes queer où nous allons et des ensembles tambours et lyres des fêtes de village aux Philippines, révèle Estacio.

« Les paroles sont venues à la dernière minute. Si je me souviens bien, elles ont été écrites la veille du jour où nous sommes allées faire les voix en studio. La chanson invite les auditeurs à se détendre et à danser, à s’approprier non seulement leur corps mais aussi la piste de danse. »

« Quand nous avons fait appel à Tricia Hagoriles, poursuit Katrina Estacio [elle est la sœur de Kat], pour réaliser le clip de la chanson, nous savions ce que nous voulions représenter : un monde à nous où nous pouvons nous laisser aller, lier avec nos amis et simplement être. Nos membres Eirene et Kat ont chacune contribué à la musique des précédents films de Tricia, The Morning After et Lola’s Wake respectivement. Nous adorons son travail.

« Les productions de Tricia tiennent beaucoup à son style, ce qui faisait d’elle la candidate idéale pour ce projet. L’“univers de Pantayo” qu’elle a créé pour la vidéo est luxuriant, chaleureux et amusant ! Avec les graphiques animés de l’animatrice Pauline Vicencio-Despi, basée à Manille, et la participation de l’artiste Cathleen Calica, basée à Toronto, et du Tita Collective, nous avons réussi à créer la piste de danse de nos rêves. »

Crédit photo : Yannik Anton

À propos de Kaingin, Kat Estacio dit que « l’ambiance de la chanson est pesante et assez débile. Les synthés sont super appuyés, mais en même temps hilarants comme dans le prog-rock des années 80 qui accompagnait les séquences d’ouverture de certains films d’animation. Le titre signifie “tailler et brûler”, comme le processus agricole. C’est un hommage à la terre sur laquelle nous sommes si reconnaissantes d’habiter et de créer – Tkaronto, la terre des Haudenosaunee, des Pétuns, des Wendats, des Anishnaabe et des Mississaugas de la rivière Credit, et un hommage aux peuples indigènes dont s’inspirent nos instruments et notre savoir en matière de kulintang, les Maguindanao et les T’boli.

« Les paroles parlent des systèmes oppressifs – colonial, patriarcal, hétéronormatif, capacitaire, de classe, raciste, fasciste, etc. – et de l’exploitation, de la marginalisation et du traumatisme vécus par les peuples indigènes. Ce ne sont pas des sujets faciles à aborder, alors j’ai pensé que l’approche d’Alaska, qui consiste à rendre l’atmosphère un peu plus légère, permettrait de faire passer ce message. »

Le cinquième titre de l’album, V V V (They Lie), est celui qui présente le plus faible quotient kulintang. C’est aussi le plus inspirant, selon l’auteur de ces lignes.

« Cette chanson est inspirante pour moi aussi, dit Estacio. Nous voulions qu’elle respire la liberté. C’est comme un dénouement qu’on se donne à soi-même, parce que ça ne peut venir que de soi. Une petite note – en numérologie, 5 est un point pivot, le milieu entre 1 et 9. Il symbolise le changement positif et peut être porteur d’espoir pour l’avenir. »

« Nous avons écrit la chanson en prenant du thé aux perles, ajoute Katrina Estacio. L’élément le plus important de l’ensemble est le bandir, le métronome. Cela a commencé par l’enregistrement d’une piste rythmique guide quand nous étions à réfléchir à ce que serait notre son sans kulintang à la suite de la question d’Alaska. Cela nous a aidé à définir notre son comme étant du R&B gong punk lo-fi ».

Crédit photo : Sarah Bo

« Même si le processus a comporté une bonne part de défis, pense M. Cruz, le traverser nous a permis de grandir… et de compléter un album ! »

Que le projet se soit étalé sur une aussi longue période n’était pas évident non plus. « Le plus difficile quand un projet prend autant de temps, c’est de ne pas perdre le fil, explique Alaska B. Les vies connaissent bien des changements pendant cette période, qui a aussi souvent été interrompue par mes tournées, c’était donc comme si je redécouvrais constamment le projet jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à redécouvrir, et qu’on puisse se dire qu’il était enfin terminé.

« Ce qui est formidable, c’est que nous sommes devenues très amies. Nous avions déjà collaboré sur Severed, mais au lieu d’un projet qui dure un mois et qu’on oublie ensuite, ç’a été quelque chose qui nous a permises de rester en contact pendant que tout le reste autour de nous changeait.

« J’ai avalé des centaines de momos [raviolis asiatiques] et des litres de café avec elles, en travaillant dans le studio, elles ont toutes assisté à mon mariage et Jo et moi avons fini par passer au moins 150 jours sur la route avec YT//ST. Il y a beaucoup d’amour dans ce disque. »

« Je crois que beaucoup de nos enregistrements précédents, en particulier ceux sur SoundCloud, ont fait partie de notre processus d’évolution et nous ont menées où nous sommes rendues, dit Delos Reyes. Nous avons travaillé dur pour y arriver, mais nous n’avions pas prévu que ça se passerait de cette façon. Le travail avec Pantayo et nos collaborateurs, c’est comme être dans un espace créatif où on se sent à l’aise pour collaborer, apprendre et faire des erreurs en explorant toutes possibilités sonores !

« Je pense qu’il est important de noter que la musique kulintang est traditionnelle dans la mesure où c’est de la musique philippine, et non parce qu’il s’agit d’une forme figée ou du passé. C’est une musique vivante qui continue d’évoluer. Avec la migration des Philippins à travers le monde, il est intéressant et formidable de voir comment les différentes communautés de la diaspora philippine explorent la musique kulintang et comment nos différents environnements, tant sur le plan sonore que géographique, peuvent avoir un son. »

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