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Joint dans le 17e arrondissement parisien, Ben Shemie n’est pas rentré à Montréal lorsque la pandémie s’est déclarée et que les frontières ont été fermées.
« J’ai quitté Montréal en janvier. À Paris, j’avais commencé une résidence d’artiste et j’ai décidé d’y rester après son annulation. Ma copine est ici, nous sommes confortablement installés dans son appartement et attendons la fin de la tempête. »
Avant de traverser l’océan, le musicien avait terminé l’enregistrement de son deuxième album solo en autant d’années : à l’instar d’A Skeleton (paru à l’hiver 2019), A Single Point of Light est une autre randonnée poétique au pays du minimalisme synthétique.
« Je l’ai enregistré à Montréal au début de l’hiver. Ça fait donc quelques mois qu’il est fait. J’ai finalisé le tout depuis Paris, y compris le matriçage, mais la création et l’enregistrement de ces chansons ont été faits chez moi à Montréal. J’ai travaillé sur autre chose ici. »
Et de quoi s’agit-il ?
« Je poursuis une collaboration avec Chloé, productrice et DJ française. Je participe également à un projet d’installation radio. De plus, je suis en production avec Suuns pour un EP qui sortira cet automne ainsi qu’un nouvel album qui sortira l’an prochain. Tout ça devait être lancé ces jours-ci, mais a été repoussé. »
Puisqu’il en est ainsi, revenons au projet solo : avec Single Point of Light, Ben Shemie croit avoir raffermi ses structures chansonnières, s’être davantage investi dans cette avenue :
« Les « chansons » proprement dites sont plus développées. Pour être honnête, j’ai passé plus de temps à écrire les paroles qu’à composer la musique. Je n’ai pas du tout changé ma façon de faire parce que je veux encore que ce soit surtout improvisé et brut. Cependant, c’est moins lo-fi et plus approfondi sur le plan sonore. J’ai aussi tenté de nouvelles techniques pour le chant, les mélodies… C’est plus ambitieux… mais pas beaucoup plus. Je veux que ça reste simple, comme sur le dernier album. Tout a été fait en une seule prise… en direct, sans overdubs. En un sens, l’élaboration du concert s’est faite en même temps que l’enregistrement. »
Comment la composition a-t-elle alors été envisagée?
« J’ai passé plus de temps à écrire les paroles, mais en même temps, l’aspect musical est très important, il y a aussi les portions uniquement instrumentales. Bien sûr, toutes ces portions sont générées par audio feedback (effet de rétroaction acoustique ou effet Larsen), donc tout est entièrement improvisé sur le moment. C’est une question de feeling. En fait, j’ai passé beaucoup de temps à apprendre comment contrôler les éléments du feedback et ainsi obtenir des sons intéressants… mais ce n’est pas une véritable « composition », c’est de l’improvisation. »
On peut supposer que des synthétiseurs modulaires sont impliqués et …
« Non, je ne m’en sers pas. Je prends toujours les mêmes MicroKorg merdiques et les mêmes synthés bon marché depuis des années. Je ne me suis toujours pas lassé de ce dont ils sont capables et je continue à découvrir des sons que j’aime. C’est très basique, mais si vous savez comment vous y prendre, vous avez accès à toutes sortes de sons à partir d’un synthé programmable. »
Et c’est donc pourquoi on remarque de nouveaux sons dans la palette de Ben Shemie.
« Oui, je suis toujours en train de chercher et d’essayer de nouvelles choses. Je suppose que je vais me lancer dans les synthés modulaires quand tout le monde en aura fini. Peut-être seront-ils moins chers alors… »
Et lorsque ce répertoire est joué devant public, assiste-t-on à de nouvelles improvisations pour soutenir les mêmes paroles de chansons?
« Pas vraiment. Les portions instrumentales seront très différentes, remarquez. Cela pourrait aller dans n’importe quelle direction. Les sections où je chante ne sont pour la plupart que des mélodies. Je peux changer les sons indéfiniment, mais les arrangements resteront passablement les mêmes. J’essaie de ne pas trop modifier les portions chansons en concert, car c’est là que se trouvent les éléments accrocheurs. J’aime aussi que les morceaux restent les mêmes. S’ils viennent à m’ennuyer, j’en écrirai d’autres… ou j’en interpréterai d’autres. »
Cette manière d’improviser la musique des chansons peut se rapprocher d’une forme jazz : on joue toujours la même structure, mais avec de nouvelles variations en temps réel devant public, qu’en pense Ben Shemie?
« En quelque sorte, cela peut se rapprocher de la forme jazz, mais je ne comparerais jamais mon set à un set de jazz. Ce n’est pas le même langage. J’ai reçu une formation en jazz, je comprends d’où ça vient, mais quand j’improvise, je m’applique à diriger le feedback, je ne « joue » rien… c’est en quelque sorte « divin ». Parfois ça ne marche pas vraiment, à d’autres moments, c’est génial. Mais je ne joue pas jazz, au sens traditionnel du terme. »
Avant de conserver ce qui est dans l’enregistrement définitif d’A Single Point of Light, y a-t-il eu beaucoup d’improvisation?
« J’ai beaucoup joué cette musique en tournée. J’ai dû concevoir des transitions serrées, ce qui est en quelque sorte la partie la plus difficile, c’est-à-dire passer d’une chanson ou d’une improvisation à une autre. Or, en studio, tout s’est passé dans l’instant. J’ai passé beaucoup plus de temps à réunir les bonnes conditions pour que le feedback sonne bien, mais je n’ai rien réglé à l’avance. Donc, finalement, c’est un peu jazz. »
L’instrumentation choisie dans ces deux albums solos sera-t-elle conservée pour la suite des choses ?
« Je ne sais pas encore. Je vais continuer de faire ce qui me semble naturel. Mes choix sont aussi déterminés par ce qu’il est possible de faire en tournée. Je ne vais pas enregistrer avec des instruments que je n’ai pas ou qui sont vraiment trop chers ou trop lourds… parce que je ne les apporterai jamais en tournée. Donc certaines de mes décisions doivent tenir compte de la scène. »
A Single Point of Light est plus qu’un titre, soutient notre interviewé. On peut parler d’un thème fédérateur :
« Mes enregistrements gravitent toujours autour d’une thématique. Celle-ci traite de la lumière et de notre perception de la lumière, au sens figuré et au sens littéral. Certains morceaux traitent de la lumière et, au sens littéral, d’autres abordent la façon dont nous voyons les mêmes choses, mais nous les percevons différemment selon divers facteurs. Nos différents points de vue et visions du monde nous font voir les mêmes choses différemment. C’est comme de la magie! »
Plus spécifiquement :
« Plusieurs chansons utilisent la lumière comme métaphore ou comme image avec laquelle travailler. Magic Eye parle de la lumière qui se plie sous l’effet de la chaleur, comme dans le désert, mais vue sous un autre angle, elle apparaît différemment. Change aborde la façon dont notre position physique peut déterminer notre façon de voir une même chose… ce qui montre à quel point notre vision du monde peut dépendre de notre façon de voir les choses. D’autres chansons comme Single Point of Light sont plus célestes et utilisent la lumière pour la diviser en un spectre, révélant des choses que l’on ne peut voir normalement. »
À l’écoute de cet album, donc, on ressent un bel équilibre entre la pensée et l’émotion qui accompagne cette pensée. Ce projet poétique est lié à une vision philosophique de la perception, ce que corrobore son auteur.
« Je n’avais pas prévu que ça se passe comme ça, mais une fois qu’on a une idée, on la développe et de plus en plus de choses apparaissent. Des points de vue différents auxquels on n’aurait pas pensé. Il y a aussi quelques chansons d’amour, parce que j’en avais envie. C’est un projet très personnel. »
Comme c’est le cas dans l’ensemble de sa production, Ben Shemie demeure minimaliste côté texte :
« Les idées simples sont toujours les plus efficaces. Mes meilleures idées ont toujours été des idées transparentes. »
Au-delà des perturbations engendrées par la pandémie, les projets solos de Ben Shemie prolongent la pause de Suuns, le vaisseau amiral de son expression. Pure coïncidence ?
« Non. Nous avions aussi besoin d’une pause. Les dix dernières années ont été très intenses et épuisantes. Nous avons pris un peu de repos, nous sommes donc prêts à tenter de nouvelles idées et c’est mieux maintenant. Je suis toujours en train d’écrire de nouvelles choses et j’avais envie depuis un certain temps de réaliser un projet avec une voix unique. Je ne voulais pas essayer de recréer le son ou même d’imiter la production de Suuns, je voulais un projet que je contrôlais totalement où je pouvais me planter complètement. C’est là que le feedback entre en jeu. »
Après les expériences soliloques, annonce le musicien, Suuns reprendra du service :
« Nous avons un EP de morceaux très vibrants prévu pour cet automne. C’était censé être un album complet mais parce que nous n’avons pas pu tourner à cause de la COVID, nous attendrons l’année prochaine pour le sortir. D’ici là, l’album risque de changer, on ne va pas rester les bras croisés à attendre sans rien faire, il est donc probable que de nouveaux morceaux s’y ajoutent. »
Autre point de lumière à l’horizon…