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NDLR : Lancé à la fin de l’hiver 2021, l’excellent album House Music fut rendu public par Bell Orchestre. Le 22 mars dernier, PAN M 360 avait alors mis en ligne une large part de cet entretien avec Richard Reed Parry, que nous venons de bonifier avec ce complément d’orchestre… symphonique! Notre interview du printemps est ici étoffé par les réponses supplémentaires fournies par le musicien, à l’approche du concert donné par le Bell Orchestre avec l’Orchestre symphonique de Montréal, ce jeudi à la Maison symphonique.
Rappelons que l’album House Music a été réalisé à partir de motifs autours desquels Bell Orchestre a improvisé collectivement pour ensuite en raffiner les premières prises au moyen de traitements électroniques, filtres, ajouts d’instruments et montages divers. À partir de la pièce V: Movement de cet album réalisé par Kaveh Nabatian, le court métrage IX : Nature That’s It That’s All superpose éléments de films d’archives mettant en relief des foules extatiques dans une fête foraine.
De concert avec le sonorisateur Hans Bernhard, Bell Orchestre a câblé tous les coins d’une maison de campagne que possédait alors la violoniste et chanteuse Sarah Neufeld dans le Vermont, d’où le jeu de mots House Music. Pour mener à bien cet enregistrement immersif, elle y avait invité Pietro Amato, (cor, claviers, électronique), Michael Feuerstack (pedal steel guitar, claviers, voix), Kaveh Nabatian (trompette, gongoma, claviers, voix), Richard Reed Parry, (contrebasse, voix) et Stefan Schneider (batterie). Les artistes de l’ensemble passèrent deux semaines pour y explorer et préciser la matière : les improvisations quotidiennes ont culminé par une séance concluante de 90 minutes dont on a extirpé la fine moëlle.
La matière de cet album fut ensuite arrangée par Owen Pallett pour l’Aarhus Symfoniorkester, orchestre symphonique danois sous la direction du maestro allemand André de Ridder. Une première exécution eut lieu à Hambourg, soit en août 2019 et… tout s’est arrêté depuis, ce qui explique le délai de sortie de ce superbe album conçu il y a un moment. Que les mélomanes montréalais se réjouissent, Bell Orchestre et l’Orchestre symphonique de Montréal reprennent cette formidable matière!
PAN M 360 : Après toutes ces années, plus précisément depuis 2009, année de sortie de l’album As Seen Through Windows, on pourrait penser que Bell Orchestre était mort, ce qui n’est pas le cas. Alors?
RICHARD REED PARRY : Nous n’avons pas enregistré pendant plus de 10 ans, mais il n’y a jamais eu d’arrêt officiel. La vie a été bien remplie, trop de projets et Bell Orchestre n’a jamais été un groupe travaillant à plein temps. Il ne le sera pas mais il a toujours une vitalité, il y a une profonde connexion musicale entre nous. Honnêtement, cet album est le meilleur que nous ayons enregistré jusqu’à présent. Il réalise le mieux ce qu’est la véritable essence du groupe. Je suis très heureux de ça, on a capturé quelque chose qui est trop conçu. Mais ce n’est pas brut. Le cœur de l’album est l’éruption spontanée de ce qu’est le groupe et de ce dont il est capable.
PAN M 360 : Contrairement aux albums précédents des années 2000, celui-ci est plus singulier, plus mature, bien au-delà de la tendance indie de l’époque dont vous étiez acteurs et témoins.
RICHARD REED PARRY : Merci! Et je suis parfaitement d’accord ! (rires)
PAN M 360 : Quelles sont les différences entre le personnel précédent et celui-ci?
RICHARD REED PARRY : Mike Feuerstack est maintenant membre du groupe à part entière, il était auparavant un invité. Colin Stetson était également un invité, une merveilleuse addition à cette époque. Les choses ont changé depuis, Sarah et lui ont divorcé… la seule chose dont on peut être sûr est le changement n’est-ce pas? Si tu survis au changement, que tu te changes toi-même et que ça marche, alors… ouais! Sinon, c’est le même personnel qu’avant.
PAN M 360 : Si on essaie de cerner les changements entre cet album et les précédents, que diriez-vous de votre côté?
RICHARD REED PARRY : La différence essentielle, c’est que les assises de cet album sont improvisées, non planifiées, non préméditées, non discutées. Cet enregistrement de 45 minutes provient essentiellement d’une improvisation d’une heure et demie d’enregistrement que nous avons faite au terme de plusieurs autres séances d’improvisation. Nous avons réécouté tout ce que nous avons enregistré pendant ces deux semaines de travail, nous avons identifié différentes très bonnes idées de compositions, mais cette séance de 90 minutes était très claire, articulée même si parfois abstraite. Entre 65% et 70% de la musique de cet album était déjà là.
Et puis nous avons retravaillé la matière : remplir quelque chose ici, enlever cette partie, couper cette autre partie en deux. Au sens figuré, c’est comme si un sculpteur regardait un énorme morceau de granit et, dans son entrepôt d’autres formes bizarres taillées dans la pierre. L’une d’entre elle tomberait accidentellement, en résulterait une nouvelle forme que l’artiste conserverait pour sa sculpture finale. Au sens propre, certains accidents nous ont permis d’accéder à de nouvelles formes et de voir très clairement cette œuvre dans son ensemble. En tout cas, c’est vraiment ce que j’ai ressenti.
PAN M 360 : Plus précisément, que s’est-il passé?
RICHARD REED PARRY : Certains mouvements de l’album ont émergé pendant la grande improvisation, certains se sont produits dans le même ordre que celui de l’enregistrement final, d’autres ont évolué dans le traitement de la matière brute. Parfois nous avons convenu qu’il fallait couper 5 minutes parce que c’était devenu ennuyeux et qu’on perdait le fil, il fallait éditer. La matière brute était parfois retravaillée avec de nouvelles idées de compositions, d’arrangements, d’insertions mélodiques, d’ajouts instrumentaux, de superpositions, de montage. Vous obtenez ainsi plus de brillance sur la matière brute, tout en en conservant les propriétés originelles, les bénéfices des premières idées.
PAN M 360 : Vos meilleures décisions ont-elles été inconscientes?
RICHARD REED PARRY : Cet album aurait été très différent si nous n’avions pas eu ces idées pendant que nous étions en train de jouer et bouger ensemble. Je crois que l’esprit musical inconscient peut être plus sage et plus conjonctif que l’esprit musical provenant essentiellement de l’intellect. Bien sûr, certains artistes peuvent mener un concept intellectuel à un haut niveau de raffinement et tomber des murs. Le meilleur, en fait, c’est lorsque le « saint-esprit » de la musique émerge de l’inconscient et et engage également l’intellect.
PAN M 360 : Improviser, enregistrer, remodeler, éditer, filtrer… Cet album n’est-il pas une métaphore de la création à l’ère numérique?
RICHARD REED PARRY : Pas tout à fait. L’une des grandes inspirations pour le processus de ce disque était le fameux album Bitches Brew de Miles Davis. Dans la manière de travailler, lui et les musiciens ayant participé à ces séances étaient assez proches de ce que nous avons fait. Ils avaient enregistré tout ce qu’ils pouvaient, aussi longtemps qu’ils le pouvaient, ils ont ensuite fait des changements après – couper des lignes de trompette, ajouter un clavier, raccourcir certaines séquences, etc. Ils ont utilisé la technologie de l’époque mais avec cette même idée : capter l’énergie brute d’origine, puis réarranger certaines parties et manipuler l’enregistrement pour obtenir un effet irréalisable dans le moment présent. Nous avons voulu faire quelque chose comme ça : improviser, enregistrer, tomber amoureux de certaines prises après les avoir écoutées, et ensuite recréer en conservant la fraîcheur des idées obtenues en improvisation. Je suis très heureux que cela ait si bien fonctionné.
PAN M 360 : The Orb et Talk Talk, qui n’ont pas grand-chose à voir avec Miles Davis, auraient aussi été des influences majeures. Explication?
RICHARD REED PARRY : The Orb Live’93 est l’un de mes dix meilleurs albums, tous styles et toutes époques confondues. L’idée était de créer en temps réel, exploiter des idées musicales très simples mais très élégamment élaborées et y laisser intervenir des fragments d’enregistrements, des sons de la nature, des sons de la ville, des énergies chaotiques, intéressantes en tous points. Ainsi déformer, distordre, étendre, ajouter, élargir. Tu flottes dans cette musique, des idées très fortes s’en dégagent. Ce chaos était si vivant! J’étais à l’école secondaire, je me demandais comment ils pouvaient bien avoir fait un tel album. Encore aujourd’hui je l’écoute avec le même plaisir.
Quant à Talk Talk, les deux derniers enregistrements (Spirit of Eden et Laughing Stock) et s’inscrivent dans une démarche comparable : au-delà des structure des chansons, il s’agissait pour Mark Hollis d’essayer de capturer l’énergie jaillissant à un moment donné, faire des choses inconsciemment, inviter des musiciens pour y improviser dans la pénombre autour d’un seul élément d’une chanson. En quelque sorte, flotter et rester détaché de toute prise de décision consciente, et accueillir le fantôme sacré impossible à trouver normalement. On ne peut exiger que cette qualité éphémère apparaisse, on peut seulement souhaiter sa venue.
PAN M 360 : En tant que compositeur et certainement le plus proche de la musique contemporaine au sein d’Arcade Fire, quelle est ta contribution dans ce nouvel album de Bell Orchestre?
RICHARD REED PARRY : Ce que j’ai apporté, ce sont surtout des boucles harmoniques jouées sur ma contrebasse, avec un sens viscéral du mouvement. Des choses vraiment simples au-dessus desquelles on pouvait chanter des mélodies, jouer différents accords… Nous avions besoin d’une telle force gravitationnelle au centre de l’album sans que ce soit la pièce maîtresse pour autant. C’était donc une sorte d’esquisse, sinon c’était une palette très ouverte à partir de cette idée apparemment simple et qui ouvrait la porte à d’autres idées encore plus intéressantes.
LE BELL ORCHESTRE SYMPHONIQUE : COMPLÉMENT D’INTERVIEW
PAN M 360 : Vous avez déjà joué cette musique dans un contexte très spécial, soit le Bell Orchestre avec orchestre symphonique, concept repris ce jeudi 25 novembre avec l’Orchestre symphonique de Montréal. Pourriez-vous nous en rappeler le contexte?
RICHARD REED PARRY : Nous avions présenté un concert symphonique à Hambourg… nous jouerons de nouveau cette musique avec l’Orchestre symphonique de Montréal, de nouveau sous la direction de notre bon ami André de Ridder. Lors du concert donné à l’été 2019, les spectateurs s’étaient montrés très enthousiastes et, pourtant, il n’y avait pas que nos fans. Plein de monde sur place ne connaissaient pas Bell Orchestre, ils étaient venus assister à un programme qui leur semblait intéressant. Ce fut un réel succès.
PAN M 360 : Pouvez-vous expliquer comment les arrangements symphoniques ont été conçus avec la musique du groupe?
RICHARD REED PARRY : Nous avons essayé d’entrelacer le groupe et l’orchestre de plusieurs façons – parfois nous jouons à l’unisson, en mélangeant les parties que nous jouons nous-mêmes dans ce que l’orchestre joue, parfois l’orchestre prend un seul petit élément de ce que fait un membre du groupe et le magnifie de manière massive et acoustique. Souvent, l’orchestre peut prolonger nos propres gestes, bien au-delà de ce que nous faisons : des accords améliorés et étendus, des gestes sonores qui s’entremêlent aux nôtres, et parfois l’ajout de nouveaux accords et de nouvelles textures qui n’existaient tout simplement pas dans notre album.
PAN M 360 : André de Ridder doit donc diriger les musiques arrangées par Owen Pallett. Mais encore?
RICHARD REED PARRY : Notre cher ami et un collaborateur de longue date pour beaucoup d’entre nous. Il est tellement doué pour l’orchestration et nous a beaucoup soutenus au fil des ans. En fait, la première fois que Bell Orchestre a joué à Toronto, c’était en première partie de l’ancien groupe d’Owen, Les Mouches. André est également un ami cher et un merveilleux chef d’orchestre et collaborateur, et c’est lui qui a proposé que nous fassions cela avec l’OSM. Il est merveilleux lorsqu’il s’agit de faire en sorte que des collaborations croisées se produisent avec des orchestres et d’autres artistes.
PAN M 360 : Quelle est la nature du dialogue entre le groupe et le grand orchestre?
RICHARD REED PARRY : La musique, bien qu’il s’agisse manifestement d’un langage commun partagé, a passé tellement de temps à être divisée en genres « séparés » par des combinaisons variables d’éducation, de sémantique, de classe et de processus créatif. Je suis très heureux de vivre à une époque où les frontières disparaissent progressivement, et où nous pouvons même envisager de telles collaborations. Alors je suis ravi qu’un orchestre aussi important que l’OSM soit ouvert à un tel concert. Une fois réunis sur une scène ensemble, nous sommes évidemment tous liés à notre objectif et il s’agit vraiment de trouver le moyen le plus rapide de harnacher au mieux cette grande bête musical, cette pièce un peu inhabituelle, et de lui donner vie ! J’ai d’ailleurs des amis qui jouent dans l’OSM et qui viennent assister à mes concerts, il y a donc un réel sentiment d’échange et de partage.
PAN M 360 : Qu’en est-il de la relation entre Bell Orchestre et l’OSM et son chef d’orchestre pour l’événement?
RICHARD REED PARRY : J’espère que nous fonctionnerons tous comme un organisme synergique en format géant. House Music se veut une combinaison de décisions prises sous l’impulsion du moment, des idées spontanées émergent et disparaissent, s’imposent des fils de composition bien organisés et bien définis, de moments chaotiques, de sections groovy et des interactions sonores reflétant de nombreux et différents angles musicaux. À un moment donné, l’orchestre et le groupe entiers chantent ensemble, ce qui est l’une de mes parties préférées de toute la pièce…
PAN M 360 : Voyez-vous des différences importantes entre la façon dont elle a été jouée à Hambourg et celle dont elle le sera à Montréal?
RICHARD REED PARRY : Principalement le fait que nous connaissons toute la pièce par cœur maintenant ! Certains d’entre nous utilisaient encore des partitions lorsque nous avons joué à l’Elbphilharmonie de Hambourget, heureusement, nous avons totalement intériorisé cette musique depuis, ce qui représentait tout un défi pour 45 minutes de musique, dont une grande partie est assez asymétrique, pour ne pas dire plus. Ce sera donc passionnant de jouer de la musique, sans avoir à lire de partitions. L’orchestre n’est pas aussi familier avec la musique que nous, alors évidemment ils utiliseront encore des partitions, haha!
PAN M 360 : Des nouvelles d’Arcade Fire en terminant?
RICHARD REED PARRY : Nous avons enregistré de nouvelles chansons au début de l’hiver 2021, nous allons nous réunir à nouveau pour continuer le travail. Les membres du groupe vivent désormais dans différents pays – deux se trouvent en Australie, deux à New York, deux autres à la Nouvelle-Orléans (Win & Régine). Seuls Tim et moi sommes restés en permanence à Montréal, je me tiens très occupé dans le secteur! Par exemple, Sarah Neufeld, Rebecca Foon et moi avons récemment enregistré, juste avant que Sarah ne devienne maman. Je travaille aussi sur duo avec la batteuse Susie Ibarra, un projet de composition et d’improvisation des plus excitants.
Crédit photo : Hreinn Gudlaugsson