Anna Majidson et son laboratoire musical et tendre

Entrevue réalisée par Anne-Sophie Rasolo
Genres et styles : électro-pop

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Anna Majidson est une chanteuse franco-américaine. Elle s’est fait connaître avec le duo nommé Haute et a publié l’EP Mixtape Telecom, faisant de la mandoline l’ingrédient principal de ses berceuses anglophones. Son deuxième EP, La Rivière, est sorti début 2022, mettant le français à l’honneur. Quelques jours avant son départ pour Montréal, où elle jouera aux Francos le jeudi 16 juin, nous avons rencontré Anna, une crème glacée à la main et une moue chaleureuse : l’occasion de découvrir la perception musicale d’une femme motivée par la tendresse et la recherche d’une cohérence entre une double culture et le choix des langues chantées.  


Pan M 360 : Bonjour Anna! Peux-tu te présenter?

Anna Majidson : Je suis née à Poitiers.  À 10 ans, j’ai déménagé en Californie, mon père est Californien. On y allait au départ un an et, finalement, mes parents ont rencontré les personnes avec qui ils voulaient travailler, étant musiciens de jazz. Donc on est restés. Avec mon petit frère, on a intégré le collège et lycée américains. J’ai assimilé tant bien que mal la culture américaine. À cette époque, je voulais devenir juriste. Je ne voulais pas faire de la musique et galérer comme papa-maman. J’ai postulé pour aller à McGill, à Montréal. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir été reçue, je suis contente de cette expérience.

Ensuite, j’ai fondé ce groupe avec Romain aka Blasé, qui s’appelait Haute. On a eu beaucoup de chance, on a signé un contrat en France et on a eu des morceaux qui nous ont permis de tourner, d’ouvrir des portes, à une petite échelle, mais assez pour rencontrer des gens dans l’industrie, et que je reçoive une vraie éducation sur les contrats, les processus créatifs, etc. Avec Romain, on voulait aller plus loin que Haute. Chacun voulait explorer en solo, on a arrêté en décembre 2019.

Pan M 360 : Tu connais très bien Montréal aussi alors.

Anna Majidson : Oui très bien! J’y ai passé 4 ans.

Pan M 360 : As-tu une formation musicale?

Anna Majidson : Ce sont mes parents qui ont commencé très jeunes avec mon petit frère et moi. Mon père nous a appris guitare, basse et piano. Quand je suis arrivée aux États-Unis, ma vraie intégration dans mon école s’est faite à la chorale. Ma vie gravitait autour de ça. C’était une formation intense, puisque les Américains ne rigolent vraiment pas avec les chorales et le solfège (rires). En revenant en France, j’ai fait un peu d’arrangements de jazz et de composition.

Pan M 360 : Dans une école?

Anna Majidson : Oui à Arpej dans le 10e (NDLR : une école de jazz et musique afro-américaine à Paris).

Pan M 360 : Qu’est-ce qui t’a fait revenir en France?

Anna Majidson : Le fait d’avoir signé un contrat avec une maison de disques. On s’est rendu compte que pour qu’il fallait être sur le terrain. C’était aussi une ambition personnelle. Je me suis rendu compte que j’étais plus adaptée à la culture française. J’ai toujours voulu rentrer, j’ai eu de la chance, car ça avait du sens pour ma carrière et je le voulais réellement.

Pan M 360 : Pour cet EP, quelle était ton envie?

Anna Majidson : Je voulais vraiment faire quelque chose en français et réussir à définir mon son personnel. Je savais que ça allait être un mélange de mes identités américaine et française. Le défi consistait à comment prendre ce que je kiffe de la musique américaine, puis de le mélanger à ce que j’aime dans la musique française. Ça m’a pris des années à trouver comment faire. Pour moi c’était une thèse musicale, comme dans un labo de recherche. Cet EP c’est ma présentation, comme si j’étais devant un panel de scientifiques.

Pan M 360 : Dans le passage de l’anglais au français, qu’est-ce que le français impose ou permet?

Anna Majidson : La langue française est très complexe en termes de sonorités. Elle est moins légère en termes de sens aussi, c’est plus profond. En partie à cause de l’héritage culturel et du poids de la littérature française, pour les sonorités, il faut être simple. Je vais parfois n’avoir qu’une note, pour ne pas que ce soit trop chargé neurologiquement. C’est mille fois plus dur, parce que comparé à la littérature, ça peut être très vite ridicule ou mal dit, si ce n’est pas fait avec subtilité. Si c’est simple, ça doit être élégant, sinon… « beuuah »! (rires)

En même temps, ça m’a permis de jouer. Les images en français sont puissantes. Dans La Rivière, Soleil Cendre ou même l’expression En deux mots, je ne pourrais pas faire ça en anglais. Je trouve ça fascinant ce terrain de jeu. Je suis loin d’être la seule à le dire. Les langues anglaise et espagnole sont plus phonétiques et se prêtent très bien à la musique, alors qu’il y a une complexité liée au français.

Pan M 360 : Dans tes morceaux, ta voix sert les rythmiques et se fond bien dedans. Est-ce ce que tu as essayé de faire?

Anna Majidson : C’était hyper difficile aussi. J’ai une éducation à l’américaine, au plus tu chantes le mieux. En français, j’ai fait un choix conscient de « déchanter » certaines choses. Notamment dans Natasha, il y a un côté parlé, des fausses notes laissées volontairement. Dans la variété française, il y a énormément d’exemples de ce type. Venant du jazz et du R&B, j’ai un petit accent, ça me permet de glisser avec ma voix, je pense que c’est plutôt de ça que tu parles, pour me fondre dans le rythme.

Pan M 360 : Y a-t-il des écrivains ou paroliers qui te plaisent?

Anna Majidson : Je suis une geek de bouquins depuis toujours. En ce moment, je penche sur des poèmes comme Louis Aragon et j’ai été marquée par Marie Cardinal et son livre Les mots pour le dire.

Je respecte vraiment Pomme. En termes de narration, je suis admirative et impressionnée. J’aimerais écrire comme elle un jour, je suis fan. Nos styles sont différents, mais de loin, je trouve ça super.

Pan M 360 : Il y a peu de femmes qui écrivent en français, en France.

Anna Majidson : C’est rigolo parce que pour moi, si on prend quelqu’un comme Lous and the Yakuza, c’est une poétesse plus qu’une musicienne. Je la vois comme une personne investie dans l’écrit et la narration. À cause de cet héritage littéraire intense, je me considère plus musicienne qu’écrivaine. Je vais toujours mettre en avant la musique, quitte à changer quelques mots. 

Pan M 360 : Tu ne mets pas d’articles parfois, non?

Anna Majidson : C’est complètement possible. Je le prends plus comme un atout. Mon français est un peu bancal. Je m’améliore le plus possible, mais j’ai encore des lacunes, dans ma conjugaison, mon orthographe. Je prends ça comme une opportunité pour prendre des libertés.

Pan M 360 : Que penses-tu des Français qui écrivent en anglais?

Anna Majidson : Comme ça arrive énormément, j’ai eu le temps de me faire une petite idée (rire). Je trouve super intéressant dans la musique d’approcher quelqu’un de façon vulnérable. Un musicien qui écrit dans sa langue natale va dévoiler quelque chose de lui qui va être plus puissant. L’authenticité est super importante. Des Français peuvent super bien être honnêtes et sincères dans une langue autre que la leur. Manu Chao se promène de langue en langue mais il y a une résonance, et on ne se demande pas s’il est authentique. Mais la majorité des Français qui écrivent en anglais se cachent d’eux-mêmes en écrivant dans une langue différente. On se sent moins vulnérable.

Pan M 360 : Tu m’as bien parlé de Manu Chao?

Anna Majidson : Oui! (rire) C’est bizarre, ça fait dix ans qu’il n’a rien fait, mais ça m’est venu en tête.

Pan M 360 : On entend de la tendresse dans tes paroles.

Anna Majidson : Pour parler de tendresse, je prône l’hypersensibilité, le fait d’être tendre envers les autres et soi-même, c’est peut-être ce qui ressort dans mes paroles. Je suis vraiment à fleur de peau et une de mes revendications sur Terre, c’est de se dire que le fait d’être sensible, tendre et aimable et d’avoir cette force féminine, ne veut pas dire qu’on est faible, au contraire. C’est une puissance intérieure super positive à développer.

Pan M 360 : Ayant une famille musicienne et une culture du beatmaking, quel est ton rapport à la production et aux instruments?

Anna Majidson : Mon père m’a appris à « proder ». Finalement c’est cool, parce que j’avais 17 ans et mon frère, 15. Il nous a montré sur Logic comment enregistrer. Il aurait pu se dire que ça ne m’intéresserait pas, et y avoir une forme de sexisme intériorisé, et ça n’a pas été le cas ; j’en suis vraiment reconnaissante.

Je me considère plus « prodeuse » que musicienne-instrumentaliste. Quand tu joues d’un instrument, tu t’entraînes de huit à dix heures par jour, c’est un style de vie. Les beatmakers aussi peuvent s’entraîner de huit à dix heures par jour. Moi, je ne fais pas ça (rires). Je suis compositrice avant tout. Je vais utiliser des instruments et faire de la prod quand j’en ai besoin. Je vais souvent déléguer à des gens qui savent mieux le faire que moi, pour aller au bout d’une idée.

Pan M 360 : Combien de temps t’aura pris cet EP, finalement?  

Anna Majidson : Ce n’était pas en continu. J’ai commencé Natasha en 2015. Ça m’a pris beaucoup de temps, et entre temps j’ai écrit pour Haute. Le dernier morceau que j’ai écrit était Soleil Cendre, en juin 2020.

Pan M 360 : Quand sais-tu que c’est terminé?

Anna Majidson : C’est une bonne question. On a souvent du mal avec ça, pour se dire stop. Ça peut toujours être mieux. Je me dis toujours que ce n’est pas grave si c’est imparfait, il faut bien commencer quelque part. Je me permets beaucoup « d’erreurs ». Il faut quand même que je ne sois pas en train de « cringer » quand j’écoute ma propre musique (rire), mais je peux me dire « la prochaine fois, je ne ferai pas comme ça ». J’aime bien m’organiser aussi, quand je commence un projet je me mets des limites. Les chiffres sont mes limites, par exemple, je peux dire que je ferai 50 maquettes pour en retenir 15. 

Pan M 360 : Comment construis-tu ton indépendance dans l’industrie musicale? Est-ce que le fait d’être Franco-américaine est une aide?

Anna Majidson : L’autonomie vient en étant curieuse de voir des étapes différentes. Pour moi, « knowledge is power » (rire). Si tu sais t’enregistrer toi-même, tu deviens autonome. C’est pareil dans tous les domaines. Bien sûr, il faut déléguer si ça sert. Si tu es consciente du pourquoi et du comment, que tu poses les questions, tu es beaucoup plus à l’aise à prendre des décisions plus rapidement.

Être Franco-américaine m’a vraiment aidée. Dans la culture américaine, tu as ce truc qu’on peut penser débile, qui dit « aie confiance en toi, tout est possible », le rêve américain, qui vient d’un truc capitaliste de m*rde (rire). C’est un truc palpable déjà à l’école. Cette confiance imposée sert. Si tu n’as pas confiance en toi, personne ne pourra t’aider. Tu es obligé de te dire très jeune « ça va le faire ». Je suis très contente, avec du recul, d’avoir intégré cette manière de réfléchir. Je me mets très peu de limites.

Grâce à Haute, j’ai eu l’expérience et des contrats exigeants, et le fait que j’aie pu perdre beaucoup d’argent aussi pour garder cette indépendance. C’est ça qui fait la vraie différence. J’ai eu cette chance d’apprendre « the hard way », ce qu’il faut demander ou non. Maintenant, je suis beaucoup plus consciente de mes droits.

Pan M 360 : Tu as beaucoup voyagé avec Haute?

Anna Majidson : Oui, on ne se rendait pas compte, c’était trop cool de tourner en Allemagne, en Asie, à Beyrouth, on a eu beaucoup de chance grâce aux Colors Show.

Pan M 360 : Là tu es à Paris?

Anna Majidson : Oui, et demain je vais à Montréal rejoindre mon petit frère qui y habite. Il jouera sur scène avec moi.

Pan M 360 : Merci, Anna Majidson, et bon séjour à Montréal!

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