« Décloisonner les genres et provoquer les rencontres. » C’est ainsi qu’Isabelle Bozzini a introduit la première soirée de trois concerts à Montréal de la quatrième édition de Québec Musiques Parallèles (QMP), festival décentralisé de musique contemporaine dont la programmation éclatée est répartie à travers plusieurs villes du Québec ainsi qu’au Nouveau-Brunswick. Cette première soirée présentait un plateau double avec l’œuvre performative Ce qui reste quand la peau se détache du corps de Sara Létourneau et Chantale Boulianne et le Long Gradus de Sara Davachi interprété par le Quatuor Bozzini (Isabelle Bozzini, violoncelle; Stéphanie Bozzini, alto; Clemens Merkel et Alissa Cheung, violons). La rencontre des genres était effectivement au rendez-vous avec deux oeuvres au format très différent.
Dernier né d’une collaboration initiée entre Davachi et le quatuor en 2020 dans le cadre du Composer’s Kitchen, la résidence de création professionnelle du quatuor destinée à des compositeurs de la relève. L’œuvre de Davachi joue sur la notion de temps et de son élasticité. Formée de quatre parties, la pièce se développe par une succession lente et soutenue de notes qui créent un effet de suspension auréolé d’accords carentiels qui sont joués. Il n’y a point de grande virtuosité acrobatique dans cette œuvre, mais une endurance et une maîtrise technique forte pour contrôler l’égalité du flux sonore et faire évoluer les différentes hauteurs. L’atmosphère intensément méditative tranchait de manière dramatique – un peu trop peut-être d’ailleurs – avec la performance de Létourneau et Boulianne en première partie.
Dès que l’on entre dans la salle du Théâtre La Chapelle, nous pénétrons dans l’univers des créatrices, avec une scénographie dense sur scène : deux arches en bois, des ampoules suspendues, diverses structures aux formes variées et une console de sons nous accueillent. Spectacle à la croisée des chemins entre la performance, l’art sonore et les dispositifs scéniques, l’œuvre est un parcours où différents tableaux se déploient sous nos yeux et nos oreilles. Le spectacle joue sur la thématique de la corporalité, des angoisses, de la vie, de la mort en mettant en scène un environnement sonore, mais surtout, les instruments, uniques et surdimensionnés confectionnés par le duo d’artistes. Au fil de la prestation de 75 min, les artistes dévoilent des tableaux musicaux qui mettent en scène des instruments de leur confection qui rivalisent d’ingéniosité, de symbolisme.
Un soufflet géant – confectionné suite à un atelier de formation avec un facteur d’accordéon –, qui crée du vent et fait vibrer des mobiles de métal, une basse contre-poids dont la hauteur du son est déterminée par la masse qu’on y applique, le rond-koto, sont parmi les quelques éléments qui jalonnent la structure de l’œuvre, le tout amplifié et magnifié par les jeux d’éclairages et par les traitements sonores qui envahissent l’espace. On se laisse ainsi emporter et on est happé par la performance, impatient de découvrir quel nouvel instrument va émerger de l’espace, quel son il produira et par quel moyen. Un des moments les plus forts de la performance survient quand les deux artistes se livrent à un numéro de lutherie sous nos yeux et confectionnent un immense instrument appuyé par une trame sonore au rythme mécanique.
Au fil du déroulement de la performance, le terme musicking ou « musiquer » du musicologue Christopher Small (1927-2011) nous est venu en tête. En résumé, pour Small, la musique n’est pas un nom, mais un verbe. Ce terme implique que la performance est un élément central dans l’expérience musicale et l’action de performer inclut aussi bien les artistes que le public. Chaque élément de la confection des instruments, à l’intermédialité de la démarche artistique, le bruit des pas, la théâtralité des gestes et des propos, les billes qui tombent et roulent de manière aléatoire, allumer une lumière, se déplacer, les réactions du public : tous ces éléments constitutifs sont constitutifs de l’œuvre et sont musique. C’est ce qui la rend unique et accessible.
Alors, qu’est-ce qui reste quand la peau se détache du corps? Une œuvre complète, captivante, mais surtout une performance-expérience qui ne peut uniquement être décrite en mots, mais qui doit être entendue, vécue et vue.
crédit photo: Le Vivier