UdeM | La Flûte enchantée, Mozart entre tradition et modernité

par Elena Mandolini

Cette année, les étudiantes et étudiants de la Faculté de musique de l’Université de Montréal présentent La Flûte enchantée de Mozart. Les interprètes ont réussi à faire honneur à l’œuvre de Mozart, qui comporte tout de même des airs archiconnus, en démontrant une belle cohésion tout au long de la soirée, éclipsant de aisément les quelques bémols.

La Flûte enchantée de Mozart, le dernier opéra du compositeur, est considérée par plusieurs musicologues comme une œuvre maçonnique. En effet, l’allusion y est à peine voilée, avec la récurrence du nombre trois et l’initiation qui prend place dans l’opéra. Quoi qu’il en soit, les valeurs qui sont promues sont universelles : l’amour et la fraternité. Pour cette mouture, le metteur en scène, Patrick R. Lacharité, a voulu ancrer ce récit dans notre époque, pour contrebalancer en quelques sortes un livret d’opéra qui peut parfois faire grincer des dents en 2024, avec un bon nombre de remarques du genre « la femme a besoin de l’homme », etc. Transposition réussie, entre autres par les costumes, qui allient robes et capes d’une autre époque à pantalons déchirés et sweatshirts modernes. Le contraste est visible, sans être dérangeant.

Également, la scénographie est minimaliste, et fait appel aux projections vidéo de Gabriela Hébert pour créer les ambiances et suggérer les lieux. Cette approche contribue également à jeter des ponts entre passé et présent. Les projections laissent à voir des formes abstraites, qui suggèrent plutôt que prescrivent des lieux et des ambiances, et on apprécie. Visuellement, tout concorde, et les changements subtils dans les éclairages et éléments sur scène permettent d’évoquer tantôt une forêt, tantôt un temple.

Un bémol à mentionner : la disposition de la salle ne laisse cependant pas l’occasion à tout le monde d’assister à cette représentation de la même manière. L’orchestre est assis sur des praticables qui allongent la scène, installés à la place des quelques premières rangées de sièges. Les personnes détenant des billets dans les premières rangées accessibles se trouvent alors avec une vue obstruée, en particulier sur les côtés, faisant en sorte que les interprètes sur scène sont parfois même cachés par des éléments du décor. Les personnes plus loin au parterre, ou encore mieux, au balcon, ont pu profiter pour leur part d’une très bonne vue d’ensemble.

Musicalement, les interprètes sont solides. L’orchestre est précis et dynamique sous la direction de l’excellent Jean-François Rivest. L’équilibre est très bon tout au long de la soirée et le dialogue entre l’orchestre, chanteuses et chanteurs est fluide. Vocalement, les interprètes sont également de grande qualité. Les voix sont toutes magnifiques, et chaque personne interprète son rôle de manière convaincante, avec une mention toute spéciale à Papageno (interprété ce soir-là par Justin Domenicone). Papageno est le personnage comique de l’opéra, et il nous fait beaucoup rire, un grand succès!

Crédit photo : Dominick Gravel

L’interprète de Pamina, Maud Lewden, est également très touchante dans ce rôle. Dans ses duos avec Tamino (Emmanuel Raymond) et dans ses solos, elle démontre une grande sensibilité vocale, et son jeu transmet les états d’âme du personnage. Également, la Reine de la Nuit, interprétée par Marion Germain, est impressionnante. Outre son fameux air du deuxième acte, bien réussi, sa présence sur scène inspire la crainte demandée. On apprécie également les interventions du chœur, bien balancé et puissant. Dans l’ensemble, cependant, le jeu est un peu statique, les interprètes se déplaçant peu sur scène durant les airs. Cela dit, l’ensemble des interprètes occupe l’espace et sait se l’approprier.

Crédit photo : Dominick Gravel

Cette version de La Flûte enchantée vaut certainement le détour. La mise en scène se veut un commentaire sur la pertinence des œuvres du passé dans notre monde contemporain, et remporte son pari haut la main. La mise en scène épurée et évocatrice offre plusieurs éléments de réflexion. Il s’agit également d’une occasion parfaite pour découvrir les jeunes talents et de profiter, par le fait, même d’une très agréable soirée de musique.

Une autre représentation aura lieu le samedi 2 mars à 19h30 à la Salle Claude-Champagne de la Faculté de musique de l’Université de Montréal. INFOS ET BILLETS ICI!

Pour connaître les prochains événements à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, c’est ICI!

Crédit photo : Dominick Gravel

musique contemporaine / post-minimaliste

Planante et (trop) discrète musique de Missy Mazzoli

par Frédéric Cardin

Mercredi soir le 28 février, la salle Bourgie recevait la violoniste Jennifer Koh et la compositrice et pianiste (claviériste) Missy Mazzoli dans un type de concert encore rare à Montréal, d’où le titre de ce texte. Discrète cette musique en effet, parce qu’à Montréal elle demeure encore trop peu reconnue. Pourtant, Mazzoli est l’une des plus importantes créatrices musicales de l’heure. Ailleurs en amérique anglo-saxonne, elle est une star en ascension. J’y reviendrai. 

Le programme présenté à Montréal faisait partie d’une tournée des deux musiciennes et amies célébrant quinze années de collaboration. Étaient regroupées des œuvres de Mazzoli, soit écrites pour violon solo ou en duo avec piano (ou clavier synthétiseur). D’une parfaite cohérence organique, ce programme était déployé tel un grand voile fin parcouru de mouvements ondoyants qui enflent et désenflent le tissu sonore, dans un tout stylistique assez planant et résolument post-minimaliste. 

Le résultat final donne une idée imparfaite de la contribution musicale de Mazzoli à ce début de 21e siècle car sa production est vastement plus complexe et étoffée que le programme relativement monochrome d’hier. Écoutez par exemple son superbe Concerto pour contrebasse Dark With Excessive Bright, son opéra Proving Up, ou These Worlds in Us pour orchestre, et vous comprendrez mieux.

Cela dit, ce concert parcouru de très beaux moments d’intangibilité et de spiritualité contenue était important car il présentait à Montréal un encore trop rare concert de ce que je qualifie de réelle ‘’musique de notre temps’’. Une musique savante qui croise le besoin de retour à la tonalité avec les possibilités sonores héritées de l’avant-garde moderniste, les influences savantes avec les vernaculaires, les atmosphères impressionnistes et affectives avec les textures plutôt issues de l’indie pop/rock, ou de l’électro. Étant donné que Montréal est depuis longtemps l’un des pôles les plus créatifs en musique contemporaine d’avant-garde sur le continent, la connaissance, et encore plus l’appréciation, de la nouvelle musique post-moderne se fait attendre.

Ce n’est pas pour dire que cette musique est meilleure que la musique contemporaine ‘’traditionnelle’’. Que nenni. Il s’agit seulement d’un changement de paradigme. La musique contemporaine traditionnelle, avec ses univers abrasifs et abstraits, est en vérité un outil, une façon de faire hyper concentrée sur un formalisme intellectuel. Il peut en résulter des œuvres de fabuleuse beauté suprasensible. Au contraire, la nouvelle musique contemporaine vise, dans une démarche infiniment plus holistique (ou inclusive), la création de nouveaux mondes sonores et surtout émotionnels, en ne se refusant aucun outil ou technique compositionnelle. 

La première carbure au savoir rigoureux, en suscitant parfois des émotions. La deuxième carbure aux émotions et à l’imagination, en se servant d’un certain savoir, suscitant parfois de la transcendance.

Bref, merci à Olivier Godin, Directeur artistique de la salle Bourgie d’avoir à cœur l’avènement d’une culture d’écoute montréalaise de cette musique que nous ne pourrons pas longtemps continuer de méconnaître. 

Afrique / afro-funk / afro-fusion / afrobeats / dancehall / kompa / reggaeton / soul/R&B

Burna Boy remplit presque deux Centres Bell : le Nigeria à nos portes !

par Alain Brunet

Au cours des soixante dernières années, l’Afrique a popularisé en Occident certaines de ses stars les plus remarquables : Miriam Makeba, Fela Kuti, Touré Kunda, King Sunny Adé, Alpha Blondy, Youssou N’Dour, Salif Keita, Angélique Kidjo, Oumou Sangaré, Tiken Jah Fakoly et autres Yemi Alade. Le dernier frontman noir et non occidental ayant rempli un grand aréna canadien en tant que tête d’affiche fut Bob Marley… qui n’était pas natif du continent de ses aïeux, c’est dire !

Hors de l’Afrique où ils remplissent des stades en un claquement de doigts, aucun des artistes cités n’a eu eu en Amérique du Nord un tel impact que celui observé cette semaine. Il existe désormais une exception africaine, la première d’une longue série.

Burna Boy entre dans l’Histoire cette semaine, 18 mois après avoir fait sensation à Osheaga (août 2022), ce qui fut un signe précurseur de l’invasion de l’Amérique du Nord par la mouvance afrobeats, issue du Nigeria. Premier artiste africain à jouer deux fois de suite dans les centres Bell, le frontman incarne une transformation globale de la culture pop. Wow.

Environ 30 000 fans se seront rendus au Centre Bell cette semaine, deux soirs de suite, pour applaudir la plus grande star du mouvement Afrobeats, un style non occidental qui s’est mondialisé. L’influence de ce style se compare favorablement à d’autres mouvements puissants nés en dehors des États-Unis et de l’Europe occidentale, à commencer par le reggae et le reggaeton.

Jeudi soir, donc, un aréna bondé de diversité. Majoritairement peuplée de la génération 18-30 ans, la foule a chanté les propositions de DJ Lambo, une artiste de Lagos, l’une des premières parties d’un vaste programme ayant débuté vers 19h40 et qui s’est achevé peu avant minuit. Également du Nigeria, la chanteuse Nissi Ogulu aura fait de son mieux (avec des hauts et des bas, pour parler poliment) et le premier DJ du programme, Spaceship Billy, reviendra chauffer la salle avant que Burna Boy ne triomphe pendant deux heures. Généreux !

L’aire de jeu est un décor urbain inspiré d’un quartier populaire de Lagos. Une cabine téléphonique est installée devant plusieurs commerces de proximité, dont un barbier et une épicerie. Les 4 anches et cuivres surplombent la scène sur la droite, tandis que les 3 choristes font de même sur la gauche. La batterie et les percussions sont disposées aux extrémités, et le noyau harmonique de 4 musiciens (claviers, guitares, basse) se trouve au centre. Un trio de cordes (violon, alto, violoncelle) apparaît à quelques reprises, tandis que 6 danseurs s’expriment tout au long de ce spectacle des plus ambitieux.

Burna Boy est à la fois frontman, leader d’orchestre, crooner, groover, sex symbole au physique d’athlète, taillé au couteau il va sans dire. L’ascendant sur la gent féminine est plus qu’évident, ces dames sont clairement majoritaires à chanter avec lui ses mégatubes, particulièrement ses ballades romantiques.

Côté PAN M 360, on a préféré les groove afrobeats, épidermiques pour la plupart, mélange contagieux de dancehall, reggaeton, afro-funk, juju, konpa, soul/R&B ou même jazz, assorti d’une importante couche de culture nigeriane.  Parmi la trentaine de chansons au programme, on aura remarqué l’exécution des succès suivants: I Told Them (également le titre de la tournée), Gbona, Pull Up, On The Low, On Form, Giza et plus encore.

Nous savons tous que l’humanité traverse une période critique de sa présence sur Terre, mais il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. Le rééquilibrage des forces culturelles planétaires en est une bonne ! Burna Boy est là pour nous rappeler qu’il y a toujours de l’espoir pour les humains de bonne volonté.

Crédit photos: Stephan Boissonneault

musique contemporaine / musique contemporaine

« In the Half-Light » – Barbara Hannigan avec l’Orchestre symphonique de Montréal

par Varun Swarup

Sous la direction de Rafael Payare, Barbara Hannigan, accompagnée de l’OSM, a livré une interprétation envoûtante de la composition de Zahra Di Castro, In the Half-Light. Comme le titre lui-même le suggère, cette œuvre est une exploration des espaces liminaires du crépuscule et de l’aube, tissant un récit fragile qui oscille avec grâce entre les moments de tension et de résolution, entre la lumière et l’obscurité. La composition, un cycle de chansons comportant des textes de l’écrivain malaisien Tash Aw, transcende la simple musicalité pour approfondir les thèmes du déplacement humain, reflétant les aspirations et les rêves des migrants, des réfugiés et de ceux qui recherchent une lumière métaphorique ailleurs.

L’œuvre, à juste titre chargée de tension, incorpore des textures cinématographiques et impressionnistes rappelant Ravel et Lili Boulanger. Hannigan, réputée pour sa virtuosité et sa maîtrise du répertoire contemporain, a habilement donné vie au drame inhérent à la composition de Di Castro. Ses prouesses vocales, marquées par un riche vibrato qui remplissait sans effort la Maison Symphonique, révélaient non seulement une maîtrise technique mais aussi une profonde profondeur émotionnelle. Chaque note dégageait un sentiment d’authenticité, en résonance avec l’intégrité avec laquelle Hannigan a abordé la performance.

Même si l’impact global de la pièce était indéniablement puissant, toute critique potentielle pourrait être dirigée davantage vers la nature de l’œuvre elle-même que vers l’exécution de Hannigan. Comme c’est souvent le cas dans de nombreuses compositions contemporaines, In the Half-Light s’aventure au-delà des structures tonales traditionnelles, embrassant la dissonance pour transmettre des nuances thématiques plus larges. Même si cela ne correspond pas toujours aux préférences musicales conventionnelles, cela répond à un objectif narratif, soulignant les thèmes plus larges de la composition. Malgré des moments de dissonance, ces choix n’ont fait qu’amplifier l’impact des moments lumineux, où les subtilités de l’orchestration de Di Castro se confondaient harmonieusement avec la mise en scène de Payare et l’exécution délicate de Hannigan, créant des moments proches du sublime.

classique / classique moderne / période romantique

Kevin Chen, ou les enjeux d’un virtuose à 18 ans

par Alain Brunet

Concours Liszt de Budapest, Concours de Genève, Concours Arthur Rubinstein… Entre 16 et 18 ans, l’Albertain Kevin Chen a déjà remporté les premiers prix de ces compétitions internationales sans compter les mentions positives de plusieurs autres. À l’évidence surdoué, cet instrumentiste vient à peine d’avoir franchi le cap de l’âge adulte, et on le présente au public mélomane toujours désireux de découvrir un virtuose émergent dans le contexte d’un récital.

Trop tôt, pourrions-nous conclure au sortir de cette performance plutôt sèche, présentée dimanche par Pro Musica à la Salle Pierre-Mercure. Mais à bien y penser…. si Kevin Chen a remporté ces concours prestigieux, ce n’est sûrement pas pour ses seules compétences techniques. La musicalité doit aussi faire corps, l’émotion, la grâce, enfin toutes les caractéristiques qui distinguent les grands musiciens des meilleurs techniciens.

Or, dimanche, le jeune homme n’a pas connu son meilleur après-midi, c’est-à-dire un moment de grâce où toutes les valeurs de la grande musique sont réunies. Doit-on en déduire qu’il est est toujours de même de son côté ?

D’un point de vue strictement technique, les ivoires sont parfaitement maîtrisés, main gauche et main droite font ce qu’elles ont à faire dans ce programme. L’articulation est très solide, le jeu de pédale est intéressant, la sonorité est ample. Le problème de cette exécution dominicale, en fait, relève du style, de la volupté, voire de la personnalité pianistique.

Encore là, on ne peut être péremptoire sur cette question car un musicien de cet âge n’a probablement pas encore acquis la constance de ses aînés.  On présume néanmoins qu’il puisse  être parfois habité par les grands esprits de la musique et … comme c’était le cas dimanche, il arrive que la pression, la fatigue et autres soucis de la vie puissent faire barrage à leur harnachement sur l’interprète.

À ce stade précoce d’une carrière qui pourrait s’avérer remarquable, Kevin Chen n’est pas à l’abri de ces irritants le limitant à une interprétation clinique, quoique techniquement remarquable pour quiconque a rarement accès à un tel niveau d’exécution. Quoique… j’ai entendu plusieurs doutes s’exprimer, et ces doutes ne provenaient pas de la critique patentée. 

La 28e des 32 sonates pour piano de Beethoven, il faut dire,  n’est pas une mince affaire à réussir en début de carrière, mais on imagine qu’il l’a déjà fait auparavant puisque c’était un gros morceau de ce programme. Risque calculé ? Quant à la Fantaisie en fa dièse mineur, op.28 de Felix Mendelssohn, on l’a senti plus fluide mais pas vraiment du côté de la magie et de la transcendance.  Pour conclure la première partie, la version pour piano seul de La Valse de Ravel, un parcours ternaire certes influencé par le jazz des années 20, à commencer par celui de George Gershwin et du  piano stride alors en vogue à New York, est jouée avec une précision… abrupte. Comme si l’émotion expl par une forme de violence pianistique…

La deuxième partie était consacrée à Franz Liszt, qui fut lui-même un virtuose pianistique et qui fait partie du parcours obligatoire de tout pianiste de concert en devenir. Il jouera trois sonnets des Années de pèlerinage, tirés de la 2e année du cycle, soit les no 47, 104 et 123.  Et il conclut par Réminiscences de Norma, S.394, également de Liszt. Au rappel, il jouera Liederkreis, Op. 39: XII. Frühlingsnacht, de Robert Schumann, sur un arrangement de Liszt.

En somme, on a bien vu l’immense talent de Kevin Chen et on n’a pas encore vu l’immense musicien qu’il pourrait devenir, ce qui n’est pas chose faite. La haute virtuosité en musique classique est de plus en plus remarquable en ce bas monde, jamais n’avons eu droit à autant de musiciens ayant atteint un tel niveau mais… la vie doit faire son œuvre et le défi des meilleurs comme Kevin Chen repose sur la quête du style et de la personnalité. Parions qu’il sera déjà différent et meilleur à son prochain récital, bien sûr s’il est conscient de ces enjeux et que son entourage les saisisse également.

classique moderne / classique occidental

Vendredi soir à l’OM : un violon spectaculaire, une petite sirène et des sables émouvants et enchanteurs

par Frédéric Cardin

Une autre soirée symphonique qui remplit le cœur mélomane d’espoir et de fierté. La Maison symphonique était passablement comble ce vendredi soir. Une foule bigarrée, bien diversifiée et avec beaucoup de jeunes. L’Orchestre Métropolitain attire, et qui plus est avec un programme fait d’œuvres largement méconnues du grand public. Il y a quelque chose de très positif qui se passe à Montréal pour l’avenir de la musique classique. Bref, première impression de cette soirée : réussie.

Maintenant, le programme et le rendu. Disons-le d’emblée : ce fut très agréable. La cheffe JoAnn Falletta, pionnière de la direction d’orchestre au féminin aux États-Unis, s’adresse au public dans un français très correct, particulièrement respectueux. Elle plante le décor pour ce qui vient avec sobriété. 

La soirée débute avec Winter Idyll de Gustav Holst. Un court poème symphonique d’allure pastorale, mais aux déploiement ample et parfois cinématographique. On y évoque un tableau d’Angleterre hivernale, enveloppé sous la neige. ‘’Un peu comme au Québec’’ a-t-on dit en intro. J’en doute. Holst n’aurait pas écrit de musique aussi relativement sereine s’il avait connu les froids canadiens. N’empêche, c’est fort joli et mené avec précision par Falletta, quoiqu’avec un peu trop de réserve, je trouve.

La première des deux ‘’vedettes’’ de la soirée est arrivée pour le deuxième plat : le flamboyant violoniste Nemanja Radulovic. Cheveux longs jusqu’au au milieu du dos, pantalons aux larges chevilles évoquant presque une robe, il représente ce qu’à une autre époque les puristes auraient aimé détester. Nous ne sommes heureusement plus là. Ce qui compte c’est la musique. Celle-ci, le Concerto pour violon d’Aram Khachaturian, demandait manifestement ce genre d’interprète. Les mouvements 1 et 3 sont furieusement exprimés, nous ramenant souvent à l’énergie de sa célèbre Danse du sabre. Puis, un mouvement central plein de tendresse mais aussi de tristesse, avec des triple pianissimos exquis du soliste, complète le concert. Je m’attendais, cela dit, à un son plus brillant, plus propulsif du violoniste. Au contraire, il paraissait comme voilé, particulièrement au début de la partition, résultant ainsi en quelques déséquilibres entre lui et l’orchestre, qui enterrait son discours à quelques occasions. Ça s’est replacé en cours de route, et les feux d’artifices techniques du musicien (quelle maîtrise diabolique de son instrument!) ont soulevé la foule, disons-le, en délire. J’aimerais noter le jeu exceptionnel de quelques premières chaises de l’Orchestre : le corniste Louis-Philippe Marsolais qui a accompli à la perfection un solo d’une monstrueuse difficulté dans le 1er mouvement, puis, dans le même mouvement, le clarinettiste Simon Aldrich, dans un échange intimiste avec Radulovic, très à l’écoute (le violoniste s’est carrément retourné pour ce passage, faisant dos au public pour mieux dialoguer avec Aldrich). Un très beau moment. 

Après une ovation prolongée, Radulovic a finalement donné un rappel : Što Te Nema de Aleksandar Sedlar, un chant bosniaque de deuil dans lequel le violoniste serbe a démontré qu’il ne peut être réduit à un virtuose de cirque médiatique. Dans cette pièce suintant la mélancolie, il réussit à atteindre un degré presque inimaginable de douceur dynamique. Quoi, quatre ou cinq pianissimos? Une aiguille heurtant le tapis l’aurait surpassé. Impressionnant. Cette pièce peut être entendue sur l’album Roots de Radulovic. 

L’autre star soliste de la soirée n’est pas musicienne mais artiste visuelle. L’Ukrainienne Kseniya Simonova est dessinatrice sur sable et parcours le monde depuis plusieurs années. Elle a participé et parfois remporté toutes sortes de concours populaires tels les Got Talent de plusieurs pays (Ukraine, Britain, America, etc.). Ce qu’elle fait est très beau, et ressemble en plus fluide et animé à la technique des théâtres d’ombre. 

Hier soir, elle avait le défi d’animer la partition de La petite sirène (Die Seejungfrau) de Zemlinsky. Bien sûr, le sujet lui-même se portait déjà très bien vers ce genre d’animation : un conte de fée classique, un accompagnement visuel évocateur, tout était en place pour un mariage pertinent. J’avoue que je ne m’attendais pas à ce que ce soit à ce point réussi et enchanteur. Non seulement la musique ondoyante et post-romantique, teintée d’impressionnisme, de Zemlinsky a ce qu’il faut pour transporter l’esprit et le cœur, mais la technique artistique de la dessinatrice virtuose y est parfaitement adaptée. Au gré de la musique qui se métamorphose constamment, Kseniya Simonova transforme elle aussi son canevas avec une fluidité magique. La barbe de Neptune, dieu des mers, peut tour à tour devenir, avec remarquable facilité et célérité, un vaisseau emporté par les flots ou un ciel étoilé. Sous nos yeux, et d’un geste manuel fin et discret, la queue de la sirène devient une paire de jambes élégantes. Ainsi de suite, afin que le public comprennent parfaitement ce qui est raconté par la musique (bien que tout le monde présent devait déjà connaître par coeur cette histoire). 

La beauté du décor est amplifiée par la couleur légèrement dorée du rétroéclairage tabulaire, sur lequel virevoltent les grains de sable manipulés par l’artiste, offrant un aspect ancien, voire intemporel, au panorama fantastique déployé sous nos yeux. Tout cela projeté sur écran géant dans une maison symphonique subjuguée. 

Kseniya Simonova JoAnna Falletta Orchestre Métropolitain cr.: François Goupil

Je l’ai dit, l’Orchestre Métropolitain s’est surpassé. Mais je souligne également la direction claire et solide de JoAnn Falletta. Sans être époustouflante, la cheffe impose un ordre et une confiance assurée, en laissant assez de place pour l’expressivité des musiciens. Une maestra sans esbroufe, dévouée à la musique et laissant le ‘’show’’ à ceux et celles qui sont payés pour ça.

J’ai très bien senti que le public passablement profane est sorti de cette aventure avec un sentiment de satisfaction et d’émerveillement partagé. Bravo à l’OM, c’est exactement pour ça qu’existe la musique. 

8e concert annuel du ViU | Les différentes avenues de la relève

par Elena Mandolini

Depuis 2015, Le Vivier chapeaute le Vivier Interuniversitaire (ViU), un regroupement qui vise à créer des liens entre les différentes institutions d’enseignement supérieur en musique à Montréal, dans le but de stimuler et de rendre visibles la relève et ses créations. Hier soir avait lieu le 8e concert annuel du ViU, lequel a donné lieu à des découvertes intéressantes et surtout très diverses.

Les six œuvres au programme étaient destinées à des formations musicales diverses. La première, Canción de Tomás Díaz Villegas, était pour trompette, accordéon, deux violoncelles et chef d’orchestre. On remarque le grand contrôle de tous les instrumentistes, en particulier lors des moments pianissimo. La trompette est à l’honneur, avec des lignes mélodiques qui prennent l’avant-plan, alors que les trois autres instruments accompagnent. L’accordéon fait, acoustiquement, le lien entre trompette et cordes avec sa sonorité complexe, et ajoute une autre dimension à l’œuvre. Composition très bien pensée.

La deuxième pièce, As The Light Shines Through de David C. Gale, pour électronique, ne demande pas de présence sur scène. On lance l’enregistrement sonore, et le public écoute, recueilli, dans la salle plongée dans la quasi-obscurité. Il s’agit d’une œuvre spatialisée, avec une ambiance sonore en trois dimensions. Très évocatrice, cette œuvre explore les sonorités. Un battement stable est entendu tout au long de l’œuvre, mais ce battement se transforme, se développe et bouge dans la pièce. Cette œuvre est troublante, dans le meilleur sens du terme.

Studies for the Second Womb, de Yulin Yan, est probablement la pièce la plus déroutante du programme. S’inspirant de l’expérience sensorielle universelle (mais oubliée) du moment passé dans le ventre de notre mère, cette œuvre est composée de bruits, onomatopées, cliquetis, échos et souffles, en partie produits par les interprètes, en partie diffusés sur haut-parleurs. Le saxophone et le violoncelle sont à l’honneur, mais surtout pour produire des sons qui sortent du répertoire traditionnel de ces instruments respectifs.

L’œuvre de Philippe Mcnab-Séguin, Generic Music 1 : Trad, est celle qui a suscité le plus d’enthousiasme de la part du public, et pour cause : il s’agit d’une œuvre surprenante, qui joue avec nos attentes du répertoire de musique traditionnelle québécoise. Cette composition mixte allie une bande sonore avec laquelle la violoniste solo joue. Lorsque l’on pense savoir où se dirige la mélodie, on bifurque pour aller totalement ailleurs. On passe ainsi par la musique trad, bien sûr, avec une grande virtuosité violonistique, qui évoque les réels et autres danses folkloriques du Québec. Mais on explore aussi le rock prog, en passant par le métal avec des distorsions et rythmes effrénés.

Ramification de Hannah Barnes est une pièce pour percussionniste seul. Derrière une installation de tambours, gongs et carillons, l’interprète nous emmène dans un monde d’explorations sonores. On entend des bruits fantomatiques et des sonorités qui semblent sorties d’une trame sonore de film de science-fiction. Il y a également de beaux moments de contemplation, suivis d’instants frénétiques.

Enfin, Insides de Florence M. Tremblay est interprété par un quatuor à cordes. Cette œuvre, qui explore l’utilisation des quarts de ton, demande à chaque interprète de s’accorder différemment. L’œuvre débute par de longs sons tenus, d’accords qui changent et évoluent lentement. On salue l’immense contrôle de chaque interprète : les notes sont stables, impeccablement stables, malgré les nuances très douces et les dissonances. L’œuvre se termine sur des gammes chromatiques, où les instrumentistes se retrouvent ensemble pour une fraction de seconde, une fois de temps en temps.

Le programme très varié de la soirée a su démontrer les différents modes d’expression en musique actuelle. Les œuvres ont été portées par des interprètes remarquables, tout au long du concert. On a hâte de voir se développer la carrière de cette brillante relève.

classique / classique moderne / post-romantique

Surhumaine Barbara Hannigan !

par Alain Brunet

Exploit. Prouesse. Vision. Inédit. Raffinement extrême. Les superlatifs ne suffisent pas pour résumer cette performance de la soprano canadienne Barbara Hannigan, capable d’assurer une solide  direction d’orchestre tout en interprétant magnifiquement La voix humaine, un texte de Jean Cocteau (1889-1963) sur une musique du compositeur moderniste Francis Poulenc (1899-1963), soit le nec plus ultra de la culture française au siècle précédent. 

Ç’aurait pu se limiter à l’exploit technique : chanter, incarner un personnage et diriger un orchestre simultanément, tout ça tient de l’inédit. Oui, convenons que ça a été déjà fait auparavant, mais une forme aussi achevée ?  Aussi virtuose? Peu probable.

D’entrée de jeu, Hannigan a dirigé une œuvre post-romantique de Richard Strauss (1964-1949) composée au crépuscule de sa vie, soit à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bouleversé par les conflits et par une Allemagne en perdition aux conséquences dramatiques pour ses équipements culturels dont un théâtre de Munich dont il fut longtemps le directeur artistique, Strauss s’était réfugié dans les écrits de Goethe, dont La métamorphose des plantes qui aurait inspiré Métamorphoses TrV290,  une œuvre continue de 26 minutes pour un peu plus d’une vingtaines d’instrumentistes et dont l’objet est d’exprimer calmement et sombrement le cycle de la vie, même au plus bas étage de l’existence.

On a alors l’occasion de contempler la relation entre la cheffe invitée et l’OSM, très à l’écoute dans le contexte  avant le plat de résistance. Imaginez alors une chanteuse lyrique camper le rôle de cette pauvre femme qui parle au téléphone à l’homme qu’elle aime tant, apparemment au bout du fil, communication parfois interrompue par les problèmes techniques inhérents à la préhistoire du téléphone – la fin des années 20. Tout au long de la trame dramatique, la femme abandonnée par son amant multiplie les reproches et les supplications jusqu’au dernier degré du désespoir, tout en laissant quelques gravats de lucidité sur le site dévasté de son drame amoureux. La tâche de la soprano, comprendrez-vous, est immense : avec un orchestre symphonique, elle doit interpréter une œuvre majeure d’une quarantaine de minutes. Suffisant? Nenni.

Imaginez maintenant que, hormis cette tâche déjà complexe à honorer, Barbara Hannigan dirige La voix humaine simultanément l’Orchestre symphonique de Montréal. En toute fluidité! On imagine qu’un travail colossal a dû être accompli pour lier gracieusement la gestuelle du personnage et celle des consignes données à l’orchestre en temps réel. Et c’est mission accomplie, devant un auditoire ébahi qui l’applaudit à tout rompre pendant de longues minutes au terme de cette performance d’exception.

Vu qu’elle vit en France depuis 2015 après un séjour de 6 ans en Hollande à partir de 2009,  et que son éducation canadienne l’avait déjà ouverte au bilinguisme, le français de Barbara Hannigan est exemplaire. Qui plus est, il souscrit aux règles de la prononciation du chant lyrique de tradition française – notamment ces R généreusement roulés comme on les prononçait jadis dans une large part de l’Hexagone. 

La théâtralité de son jeu est exemplaire, magnifiée par une brillante mise en scène (Clemens Malinowski) assortie d’une captation vidéo multi-images superposées en temps réel sur grand écran (Denis Gueguin). On notera au demeurant que la voix est amplifiée et qu’il ne pourrait en être autrement dans un tel contexte. Si la chanteuse fait dos au public durant la majeure partie de l’exécution, l’amplification est de mise pour que la soliste puisse être intelligible avec un orchestre symphonique. Cette théâtralité s’avère des plus sobres, minimalistes, d’un grand raffinement. Le jeu entre l’écran et la performance en temps réel est extraordinairement efficace et l’orchestre d’une soixantaine d’interprètes répond parfaitement aux consignes de la maestra. 

Car nous avons ici affaire à une grande maestra doublée d’une grande soprano, accourez voir et l’entendre cette femme aux talents quasi surnaturels pendant son séjour montréalais!

Le même programme est présenté ce jeudi, 19h30, à la Maison symphonique, INFOS ET BILLETS ICI

avant-garde / classique occidental / expérimental / contemporain / musique contemporaine

Quatuor Bozzini : micro tonalités, grandes musiques

par Frédéric Cardin

La musique savante contemporaine ne se porte pas trop mal à Montréal. Hier soir, une salle pleine (l’Espace bleu du complexe Wilder dans le Quartier des Spectacles) accueillait le concert Harmonies inouïes du Quatuor Bozzini, alors que la veille, c’est l’Agora Hydro-Québec du Cœur des sciences de l’UQAM qui offrait une salle comble à la SMCQ. De bonnes nouvelles, donc. Mais revenons à nos moutons bozziniens. Ce n’était pas une proposition facile que celle de ce concert : quatre créations de musique microtonale par trois jeunes compositeurs et une compositrice assez peu connus : Gabriel Dufour-Laperrière, Paolo Griffin, Bekah Simms et Francis Battah (qui, celui-ci, bénéficie tout de même d’une renommée grandissante). 

Les prochains concerts du Quatuor Bozzini

Adherence de Paolo Griffin est un exercice assez monochrome (ou plutôt microchrome?) qui place l’auditeur dans une sorte de microgravité sonore, faite de notes soutenues (microtonales bien sûr) se superposant les unes sur les autres dans une dynamique presque inexistante. Tout coule de Gabriel Dufour-Laperrière est une construction de proximité stylistique avec Adherence, mais déjà plus mouvante dans les dynamiques et dans l’écriture instrumentale. de nombreux glissandos détaillent une architecture générale ondoyante, qui enfle et se désenfle constamment. Ces pics et ces creux dynamiques demeurent centrés sur une moyenne qui oscille entre le mezzo-forte et le forte, mais qui, au quatre cinquièmes de la pièce environ, atteignent un intense double forte. 

Les deux meilleures pièces (à mon humble avis) encadraient le programme. Songs for Fallow Fields (Chansons pour champs en jachère) de Bekah Simms ose la mélodie et la consonance, auxquelles se greffent des ornementations et des enrobages harmoniques microtonaux. En ce sens, la partition de la jeune compositrice terre-neuvienne installée à Glasgow est résolument plus actuelle que les deux précédentes. En ce début de 21e siècle, l’exploration des rencontres entre la néo-tonalité, voire le mélodisme franc, et les techniques d’avant-garde expérimentale est une avenue porteuse qui rafraîchit fortement le discours de la musique savante. Une avenue qui a également l’avantage non négligeable d’élargir le public de cette discipline. Bref, à Bekah Simms (présente dans la salle) qui disait à propos de cette pièce : Je n’ai pas l’habitude d’écrire des mélodies, mais cette fois, j’avais le temps’’, je répondrais : ‘’Poursuivez sur cette voie, et continuez de prendre le temps, ça marche!’’.

La dernière pièce du programme était également la plus étoffée, la plus aboutie et celle démontrant la meilleure maîtrise du langage musical mais aussi du principe de structure discursive et de propos à la fois exigeant et aisément compréhensible. 

Simplement intitulé Quatuor à cordes no 4, l’œuvre du Montréalais Francis Battah va plus loin encore que la rencontre consonance mélodique/microtonalité de Bekah Simms. Dans son quatuor, Battah construit un système de musique modale microtonale! Ce n’est pas en soi une invention puisque dans certaines cultures, telle la tradition du chant maqam de la musique savante musulmane, la microtonalité modale est chose acquise. Néanmoins, la démarche de Batah est aboutie et franchement réussie, et ceci lui permet de créer un véhicule dans lequel des musiques folkloriques imaginaires sont évoquées dans un canevas généreux de quelque 20 minutes. Ainsi, nous avons l’impression en l’écoutant qu’une porte sur un univers parallèle s’est ouverte, nous laissant découvrir un monde semblable au nôtre, mais dans lequel les bases musicales ‘’normales’’ sont microtonales. Battah a beaucoup écouté une multitude de musiques folkloriques et savantes non européennes afin d’inspirer son écriture. On reconnaît, comme des spectres fantomatiques mais aisément discernables, des influences celtiques, indiennes, arabes, perses. Le Quatuor à cordes no 4 de Francis Battah aura, je le souhaite ardemment (et j’ose aussi le prédire) une belle et longue vie. Les quatuors sérieux et audacieux y trouveront une matière à la hauteur de leur talent et une œuvre qui malgré son haut degré de savoir saura plaire à un public curieux et attentif. L’ami et collègue Alain Brunet, qui m’accompagnait sur place, était aussi de cet avis.

Il serait presque inutile de souligner, encore une fois, la qualité de jeu du quatuor Bozzini. Impeccable et parfaitement au diapason de la volonté des artistes créateurs. Il y a certainement une bonne étoile au-dessus de la tête de ces quatre jeunes artistes en composition savante, car voir sa musique jouée par un ensemble de si haute tenue est un privilège exceptionnel. 

De gauche à droite : Francis Battah, Bekah Simms, Alissa Cheung, Clemens Merkel, Stephanie Bozzini, Isabelle Bozzini, Paolo Griffin, Gabriel Dufour-Laperrière – crédit : Alain Brunet
expérimental / contemporain / musique contemporaine

SMCQ: Prana, respiration, « comprovisation »

par Alain Brunet

Sandeep Bhagwati est une authentique et vibrante incarnation du transculturalisme en musique, on en contemple l’étendue au cours de la saison 2023-24 de la SMCQ, en voici la plus récente illustration : lundi et mardi dernier au Coeur des Sciences de l’UQAM rempli à pleine capacité, le compositeur mis en lumière dans la Série Hommage de la SMCQ proposait une œuvre « profondément émotionnelle, spirituelle et immersive ».

Pour 4 voix et 4 trombones, Prana explore la respiration en s’inspirant de concepts spirituels issus d’Asie méridionale. Au programme, inspiration, expiration, méditation, quête texturale, fréquentation des 7 chakras yogiques du corps, exécution, comprovisation – combinaison des mots composition et improvisation, illustrant et assumant la coexistence dynamique de ces deux pratiques dans la création musicale.

 

Isolés dans différentes localités pendant la pandémie, les trombonistes avaient uni  (en visio, on imagine) leurs souffles respectifs, grâce aux exercices de respiration induits par ce projet de comprovisation. Inspiré par cette expérience, Bhagwati a composé Music of Breaths, écrite cette fois pour quatre voix a cappella. De cette idée de fusionner les deux expériences naquit Prana.

« En sanskrit, explique Bhagwati d’entrée de jeu, Pra signifie remplir et Na signifie la vie ou la respiration. » Ainsi, Prana explore les sons générés par le souffle humain et offre « de nouvelles perspectives dans votre manière de respirer et d’écouter ».

Montréalais d’adoption issu des cultures indienne et allemande, le compositeur et théroricien de la comprovisation transculturelle s’exprime ici en français, anglais et allemand. Il introduit en toute clarté son œuvre composite, fondée sur une synthèse de concepts à la fois philosophiques et spirituels, concepts induisant les sons à exprimer par les 4 chanteuses et les 4 trombonistes : Kathy Kennedy, Sarah Albu, Elizabeth Lima, Andrea Young, Felix Del Tredici, Kalun Leung, David Taylor, David Whitwell

D’abord c’est l’expression des cuivres qui s’échangent des notes longuement expirées, puis c’est au tour des voix de s’exprimer sur des fréquences linéaires. Puis les 8 artistes travaillent ensemble,  puis en sections, et ainsi de suite jusqu’à une conclusion plus élaborée au plan compositionnel.

Les techniques étendues du jeu de trombone (grommellements, harmoniques graves, souffle humain exacerbé à travers le son de l’instrument , etc.) et des voix (jeux subtils d’onomatopées, vaste lexique de recherches texturales, etc.) nous mènent à cette zone de comprovisation aménagée par Sandeep Bhagwati.

La structure des jeux d’expressions est simple et exige la créativité de chaque interprète en temps réel, ce qui n’est pas sans rappeler plusieurs expériences d’improvisation libre observées au fil des dernières décennies, légèrement harnachées par un système compositionnel peu contraignant. La surimpression des voix et des trombones exige néanmoins une vraie cohérence compositionnelle, des éléments pré-enregistrés (évocations respiratoires directes ou indirectes, etc.). Les trombones optent alors pour des sons continus et les voix s’expriment en saccades, ce qui produit un contrepoint intéressant.

Des fragments de mélodies s’imbriquent subséquemment dans un tout organisé, côté trombones, un bestiaire vocal se met alors en branle et nous sommes alors quelque part entre le concert et la randonnée en forêt équatorienne. 

En fin de parcours, l’organisation des sons imaginés par Sandeep Bhagwati devient plus dense et plus complexe, ce qui requiert une direction d’orchestre (Cristian Gort) et un effort supplémentaire des interprètes pour étoffer le discours et en exécuter la conclusion.

crédit photo: Marie-Ève LaBadie 

classique / classique moderne / post-romantique / tango nuevo

Influences d’Obiora

par Alexandre Villemaire

Sous la thématique Influences, un concert a réuni dans son programme des œuvres orchestrales qui sont nées des différentes influences de leur compositeur, que ce soit en puisant dans leur origine ou en se nourrissant de l’amitié des gens qui les entourait.

Ce samedi, donc,  l’Ensemble Obiora, premier ensemble canadien à réunir musiciennes et musiciens issus de la diversité, présentait dans le cadre du Mois de l’Histoire des Noirs, le troisième concert de sa saison 2023-2024 à la Salle Pierre-Mercure. 

Avec comme soliste invité le violoncelliste Juan Sebastian Delgado, le concert marquait également les débuts du chef afro-canadien Daniel Bartholomew-Poyser dans sa ville natale après avoir passé plusieurs années à l’extérieur du Québec, notamment en Nouvelle-Écosse, en Ontario et aux États-Unis. 

Il s’agissait également de la première mondiale de l’arrangement du compositeur argentin Marcelo Nisinman du Grand Tango de son compatriote Astor Piazzolla commandé par Delgado et l’Ensemble Obiora. 

En ouverture, l’œuvre Polyphonic Lively, du compositeur canadien d’origine sri-lankaise Dinuk Wijeratne a plongé l’auditoire dans un univers sonore contrasté et d’une grande vivacité. Tirant son nom d’une toile de Paul Klee, Wijeratne puise dans les racines musicales du Sri Lanka et leur donnent une patine orchestrale axée sur des effets de couleurs et de timbres où plusieurs lignes mélodiques coexistent et se répondent.

Atmosphérique et variée par ses modes de jeu étendu et son instrumentation imagé, notamment du côté des percussions, sa facture nous évoque la fraîcheur du début de la modernité du XXe siècle. 

S’en est suivie la portion tangoesque du concert. Présenté dans un format d’orchestre de chambre, Graciela y Buenos Aires de José Bragato a mis de l’avant la musicalité et la virtuosité de Juan Sebastian Delgado, récemment honoré du prix Opus d’Interprète de l’année et du prix du Rayonnement à l’étranger avec Krystina Marcoux du duo Stick & Bow. Pièce qualifiée de « trompeuse » par maestro Bartholomew-Poyser à cause de ses nombreux changements de tempo, Delgado et l’orchestre ont navigué avec aisance, écoute et ressenti dans cette danse langoureuse dirigée de manière dynamique et élégante.

Œuvre emblématique du répertoire, Le Grand Tango de Piazzolla prolonge cette atmosphère langoureuse soutenue par une harmonie de cordes tantôt voluptueuses, tantôt déchaînées. Dans les deux cas, la relation entre Delgado et son instrument a été des plus fusionnelle, le musicien allant chercher des sonorités poignantes et déchirantes avec douceur et énergie.

Au retour de l’entracte, la soirée s’est conclue avec les célèbres Variations Enigma d’Edward Elgar. Résultat d’un moment d’improvisation autour du piano avec sa femme alors que ce dernier venait de vivre une journée particulièrement éreintante, chaque variation autour du thème est une évocation musicale de ces plus proches amis. La plus célèbre des variations, Nimrod,  est dédiée à son meilleur ami Augustus Jaeger qui, alors qu’Elgar était aux prises avec une dépression et une profonde remise en question, lui a redonné confiance face à l’écriture. Profondément élégiaque et personnelle, l’œuvre avec ces treize autres variations, oscillant entre caractère léger, humoristique et énergique, a été livrée de manière magistrale par la main de Daniel Bartholomew-Poyser. Énergique, sensible, le chef a tiré parti de chaque section de l’orchestre dans une direction cohérente et inspirée à chaque instant.

Au-delà des influences musicales manifestes qui ont caractérisé et porté ce programme, c’est également l’influence même d’Obiora au sein de la communauté qui amène un nouveau public plus jeune, diversifié, composé de familles, comme en témoigne une Salle Pierre-Mercure bien garnie. Par la qualité de son orchestre, l’originalité de sa programmation et sa mission engagée, l’ensemble continue d’épater, de surprendre et, à la manière de son concert, d’influer sur le milieu musical montréalais. 

Crédit photo: Melissa Taylor

jazz contemporain / musique de chambre

Très élégant mariage de cordes et de jazz

par Michel Labrecque

C’était une soirée frisquette! Le vent pinçait nos visages. Mais, une fois à l’intérieur de la Cinquième salle de la Place des Arts, c’était les cordes des violons, des altos, des violoncelles et même celles du piano qui étaient pincées, et il y avait beaucoup de chaleur à l’intérieur. 

Un programme double audacieux nous attendait : Sources, une suite crée par la pianiste Marianne Trudel en 2016 et Focus, une suite pour cordes et saxophone conçue en 1962 par le compositeur américain Eddie Sauer, interprétée ici par Yannick Rieu. Le liant de ces deux œuvres, c’était l’ensemble à cordes ECO de l’Orchestre national de jazz de Montréal, dirigé par Jean-Nicolas Trottier. Une vingtaine de musiciennes Un programme double audacieux nous attendait : Sources, une suite crée par la pianiste Marianne Trudel en 2016 et Focus, une suite pour cordes et saxophone conçue en 1962 par le compositeur américain Eddie Sauer, interprétée ici par Yannick Rieu. Le liant de ces deux œuvres, c’était l’ensemble à cordes ECO de l’Orchestre national de jazz de Montréal, dirigé par Jean-Nicolas Trottier. Une vingtaine de musiciennes (il y avait un homme, toutefois) aux violons, altos et violoncelles – il y avait un homme, toutefois.

Au delà de l’aspect musical, cette soirée comportait humainement quelque chose de magique. Marianne Trudel avait un besoin impérieux de communiquer avec les spectateurs. Elle a demandé à l’éclairagiste d’allumer les lumières, afin qu’elle puisse nous voir pour nous parler. 

C’est ça aussi un concert. Une rencontre. 

La suite Sources est dédiée à l’eau, sous toutes ses formes. Ça part du fleuve Saint-Laurent, près duquel Marianne a grandi, jusqu’à la pénurie éventuelle d’eau potable, en passant par la pluie. Une suite musicale liquide, qui en plus de l’ensemble à cordes, mettait en vedette les deux anciens comparses de la pianiste, le percussionniste Patrick Graham et le contrebassiste Étienne Lafrance, qui formaient le groupe jazz Trifolia dans la décennie précédente.

Nous nous sommes donc immergés dans cette musique. Au départ, le dialogue méditatif entre piano et cordes m’a rappelé Arbour Zena, de Keith Jarrett (1979), un néo-classicisme cérébral mais fluide. Petit à petit, des éléments plus jazz, plus dissonants sont apparus. Marianne Trudel a commencé à improviser et elle sait faire. Le travail de Patrick Graham aux percussions très diverses, du tambour autochtone aux mini-cymbales gamelans, est époustouflant de subtilité. 

Puis est arrivé un moment magique : quelques membres de l’ensemble à cordes ont délaissé leurs partitions écrites pour plonger dans l’improvisation. J’ai eu des frissons. J’en aurais pris un peu plus – au terme du concert, cependant, nous avons appris que ces improvisations étaient finalement écrites à la manière d’impros. Rusée Marianne!

Nous sommes arrivés à bon port avant de relarguer les amarres pour revoyager en musique avec Focus

Grâce à la présence dans la salle de l’animateur et écrivain Stanley Péan, nous avons appris que cette pièce a déjà été présentée à Montréal en 2005, dans le cadre du FIJM, par David Sanchez. 

D’entrée de jeu, la différence dans les arrangements de cordes par rapport à Sources est frappante. Ici, on est plus dans les pizzicati et les changements rythmiques audacieux. 

Cela a déjà été dit, l’américain Eddy Sauter était très inspiré par Béla Bartok (1881-1945) quand il a composé cette suite. La brillance de Sauer est de jumeler cette inspiration du compositeur hongrois, féru de folklore, avec le jazz. Ça donne un jazz de chambre très inspiré et parfumé des ambiances new-yorkaises de Broadway. 

Focus a été écrite pour le saxophoniste américain Stan Getz, qui s’est fait connaître pour ses collaborations avec les musiciens brésiliens comme Joao Gilberto. L’idée était de laisser le saxophoniste improviser autour des arrangements de cordes.

L’excellent Yannick Rieu était tout désigné pour prendre la place de Stan Getz. Il s’est totalement approprié l’œuvre à sa façon, aux saxophones ténor et soprano. C’était un Yannick Rieu plus introspectif et moins explosif qu’entendu dans d’autres concerts. C’est la musique qui voulait cela. À un moment toutefois, les cordes se sont tues pour laisser Rieu faire un long solo comme il en a le secret. 

Après deux heures de concert, nous étions rassasiés. 

Cependant, une chose me turlupine : pourquoi faire une seule représentation de ce concert qui a mobilisé beaucoup de monde et d’énergie?

Je comprends que c’est une musique nichée. Parallèlement à ce concert, il y avait une foule immense qui faisait la queue pour assister au spectacle de Mireille Mathieu à la Salle Wilfrid Pelletier. La Cinquième salle n’était pas à fait pleine mais presque. C’est David contre Goliath. 

Mais je souhaite de tout cœur à ces artistes de pouvoir rejouer ensemble. Et de faire croître leur public. 

Inscrivez-vous à l'infolettre