« Sombre, épuré et assuré de nous faire oublier les cantiques traditionnels de Noël. » C’est en ces termes, avec un brin d’ironie et d’humour, que la directrice artistique et premier violon du Quatuor Molinari a dressé l’esthétique du dernier programme de l’ensemble montréalais qui avait lieu à la salle de concert du Conservatoire de musique de Montréal avant les fêtes. Intitulé Nocturnes, ce concert n’était pas « la belle nuit de Noël » dans son sens le plus angélique, mais une évocation du caractère multiforme de la nuit, qui peut être à la fois douce et calme, mais aussi troublée et tourmentée. En introduction, Olga Razenhofer, Antoine Bareil (violons), Frédéric Lambert (alto) et Pierre-Alain Bouvrette (violoncelle) ont interprété deux extraits, soit le troisième et le cinquième mouvement du cycle Aus der Ferne de György Kurtág et Notturno de Luciano Berio. Les quatre comparses musiciens ont livré une interprétation investie avec aplomb et grande musicalité dans un univers musical aux dynamiques contrastantes et introspectives.
Dans Aus der Ferne – qui signifie « du lointain » en allemand –, les lignes musicales dépouillées et l’esthétique sobre des deux mouvements nous laissent dans un sentiment de suspension dans le temps alors que les sons nous parviennent comme des échos émanant du silence. Aus der ferne III est soutenu par le violoncelle qui martèle une pédale jouée en pizzicato dolce, autour de laquelle s’articule des traits aux cordes dans l’aigu et le médium de l’instrument, créant ainsi un état de flottement. Aus der ferne V porte le sous-titre Alfred Schlee, in memoriam. Composé par Kurtág quelques semaines après la mort de celui qui était le directeur des éditions Universal à Vienne et qui a notamment protégé des mains des nazis plusieurs grandes œuvres, ce court mouvement reprend le même écrin illustré précédemment avec la pulsation du violoncelle que les violons complètent par des interventions déchirantes et tendues avant qu’un fortissimo dissonant entonné par les quatre instrumentistes émerge de ce ton monotone, comme pour représenter le caractère tragique de la mort de Schlee.
Pièce centrale de la première partie, Notturno de Luciano Berio est une œuvre qui joue sur la dynamique du silence. Berio disait lui-même : « Notturno […] il est silencieux, parce qu’il est fait de non-dits et de discours incomplets. Il est silencieux même lorsqu’il est bruyant, car la forme elle-même est silencieuse et non argumentative. » Ces discours incomplets, ces phrases fragmentées illustrent un discours qui se déploie constamment en allant de l’avant et qui évolue sans cesse. La dimension éclatée du discours musical est apparente et s’articule entre des moments d’une certaine sérénité et des interventions mordantes et dynamiques. Dans sa forme en apparence très ouverte, chaque instrument, chaque son et texture que ceux-ci créent ont leur importance. Et, dans ce qui peut sembler être une désorganisation, tout est calculé à la milliseconde près et rendu avec justesse et précision par les membres de Molinari.
Dernière œuvre du concert, le Quatuor no 6 de Bartók est un des sommets du répertoire du quatuor à cordes. Œuvre poignante composée vers la fin des années 30, alors que l’occupation nazie de la Hongrie commence, son caractère anxiogène et désespéré est palpable. Elle est traversée par un thème triste (Mesto) qui est réitéré sous différentes formes à travers les quatre mouvements telle une idée fixe. Dans le deuxième mouvement, le caractère martial tranche par son ironie avec le caractère sombre du thème principal. Peu à peu, la marche se transforme, se déforme, perd sa stabilité et son identité et entre dans une section rubato où le violoncelle entonne une mélodie folklorique pendant que les trois instruments poursuivent le thème de la marche, imperturbable. Le mouvement suivant reprend le caractère folklorique du précédent par une danse burlesque aux rythmes irréguliers. La pièce se conclut par le retour de la ritournelle qui envahit l’ensemble de l’instrumentarium du quatrième mouvement dans une des pages les plus intimistes du compositeur, où les nuances des instruments sont poussées dans leurs extrêmes douceurs avant de s’évanouir.
Fait rare pour un concert du Molinari, les musiciens ont offert au public un rappel avec humour: la version de Stille Nacht d’Alfred Schnittke, arrangée pour quatuor à cordes par Antoine Bareil. Le caractère ludique de cette prestation parsemé de dissonances savoureuses tranchait avec l’univers dramatique dans lequel nous évoluions depuis le début de la soirée et a apporté une certaine légèreté qui accompagnait la fin de ce programme nocturne magistral.
Au final, il n’y a qu’une seule chose sur laquelle on nous a menti : nous sommes immanquablement repartis en fredonnant « Ô, nuit de paix » !