J’avoue d’emblée être un grand fan de la musique de Walter Braunfels (1882-1954). J’ai découvert sa palette sonore, à la croisée des styles post-romantique et moderne (un peu Strauss, un peu Korngold, un brin Bartok et Mahler, peut-être même Hindemith), à l’écoute de Der Kaiser von Atlantis, un petit opéra d’à peine une heure mais un grand chef-d’oeuvre du 20e siècle. Abandonné après les tourments de la Deuxième Guerre mondiale, et même avant car il était partiellement juif et donc mis à l’index par les Nazis, Braunfels aurait pu devenir une icône de la création moderne. L’histoire, et certains hommes, en ont voulu autrement. Heureusement qu’il y a le temps pour, lentement, réparer les choses. On entend de plus en plus ce compositeur d’une rare qualité, et c’est tant mieux.
Voici donc un enregistrement rare, mais pas unique (un Decca est déjà apparu, puis disparu, entre autres) de son opéra Jeanne d’Arc, écrit entre 1939 et 1943 et jamais entendu par Braunfels, qui a également rédigé le livret à partir des transcriptions du procès de 1431 et d’un texte de George Bernard Shaw. Cette version concert rassemble un casting étoilé, puissant et brillamment expressif, convoqué dans le cadre du festival de Salzbourg 2013. À cette occasion, apparemment unique car une seule soirée de représentation a eu lieu, les immenses talents de Juliane Banse et Johan Reuter dans les rôles de Jeanne et Gilles de Rais, ont pu être entendus par une foule privilégiée. Le caractère volontaire et incandescent de Jeanne est harnaché avec beaucoup de force par Banse. Reuter est adéquatement vibrant d’émotions contradictoires, déchiré entre son amour pour Jeanne (jamais confirmé historiquement) et ses démons intérieurs, déjà pressentis, qui en feront plus tard le, peut-être, premier tueur en série de l’histoire (le »Barbe-Bleue » du conte célèbre!). Je soulignerai également la prestance teintée de fragilité de Pavol Breslik dans le rôle de Charles, futur Charles VII, couronné grâce à Jeanne. Manfred Honeck, un ardent défenseur de Braunfels, dirige les puissantes forces musicales de l’ORF Vienna Radio Symphony Orchestra, le Salzburger Bachchor et le Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, avec une grande finesse et beaucoup de dextérité sonore. Justement, ces chœurs! Oh quelle présence lumineuse. Quelles interventions senties et parfois transperçantes! À elle seule, la partition chorale de Braunfels est un personnage dominant de l’œuvre. Magistral.
L’habileté de Braunfels réside dans son attention aux interactions personnelles de Jeanne avec son entourage, plutôt qu’à ses dimensions politiques et mystiques. Ainsi, il lui insuffle une vie psychologique sincèrement touchante. Il y a quelque chose d’intime malgré la dimension impressionnante des forces musicales convoquées,
N’ayant jamais eu l’occasion d’entendre la version Decca parue au début des années 2000, je ne pourrai faire de comparaison. Elle mettait en scène Juliane Banse également, et Honeck à la direction d’un orchestre suédois. Cela dit, je doute que cette captation salzbourgeoise puisse être prise en grave défaut face à l’incarnation précédente, surtout que Banse ne peut qu’avoir intégré encore plus intimement son personnage, et Honeck raffiné d’autant plus sa lecture de la richissime partition.
La musique ressuscitée d’un compositeur génial et important, injustement oublié, ne pourrait bénéficier d’une meilleure présentation. Un régal.