Comment témoigner de la perte? D’une perte qui nous est inconnue mais qu’on sait néanmoins irrécupérable ? Et comment le faire en musique? Sur Flood City Trax, la productrice et artiste électronique Nondi_, alias Tatiana Triplin, explore ce désert affectif. Entièrement par le son.
De Johnstown, Pennsylvanie, le profil musical de l’artiste a été bâti en ligne. Elle s’inspire de genres tels que le footwork, le breakcore et la techno de Détroit, dont elle fait l’expérience sur le web. Ce mode d’approvisionnement et de création en ligne ressort très clairement dans la musique de Nondi. S’en dégage une impression de solitude rêveuse, qui a aussi quelque chose à voir avec le lieu physique de sa création.
L’artiste dit de son album qu’il cherche à capturer le sentiment de la vie à Johnstown, particulièrement l’isolement de la pauvreté qui y règnent. L’histoire de cette ville est sombre: plusieurs inondations l’ont ravagée, comme en 1889 et en 1977 (d’où le surnom « Flood City »), et y ont laissé une marque tragique dont elle peine encore à se relever. « Il y a très peu à faire, les bâtiments sont détruits ou condamnés. Tout est vieux, mais en même temps, c’est comme si le passé avait disparu. », explique-t-elle sur sa page Bandcamp.
C’est donc un profond sentiment de désolation que Tatiana Triplin arrive à communiquer sur cet album, à tel point qu’on a presque l’impression d’avoir perdu quelque chose sans trop savoir quoi. D’avoir échappé quelque chose qui nous échappe. Cette perte mélancolique, dont même l’objet est inconnu, hante la musique mais, du même coup, la pousse à exister. Triplin a raison en allant vers le lo-fi, cette perte de données intentionnelle épouse à merveille le concept. Il en est de même pour la pochette de l’album, conçue pour ressembler à une photo historique jaunie et retrouvée, un peu glauque, juste assez pour semer le doute. Une histoire perdue parmi tant d’autres.
Côté sonore, on a ici une artiste de talent. Nondi_ confectionne des atmosphères éthérées empruntant à des genres qu’on connaît (techno, breakcore, glitch), mais elle les rend quasi-extraterrestres. Les débuts de la première pièce laissent cette impression d’être à l’intérieur d’un jeu de Pinball perdu dans l’espace. En fait, tout l’album sonne un peu comme la musique d’un jeu vidéo rétro-indie-expérimental venu d’une autre dimension. Un jeu développé aux trois-quarts dont la plus grande beauté serait les bogues. C’est dépaysant, mais étrangement enchanteur, et on ne se plaint pas d’y rester.
Je dirais que, même si le son au sens strict ne concorde pas toujours, l’esprit de l’album est définitivement celui de l’ambient. Les différents morceaux visent à nous mettre dans cet état contemplatif, comme passant à travers le temps. Autant par les morceaux plus doux qu’avec ceux qui martèlent, l’objectif est atteint: au fil de l’album, on se sent transporté dans un espace aux détails flous, aux coins désagrégés, comme si nous étions dans une reconstruction virtuelle de Johnstown qui se désintègre un peu plus au fil de nos pas. Une ville fantôme dans un ordinateur, sans vent; des vestiges de sons sans origine; des rayons de lumière sans chaleur.
Avec une seule idée, une image et une capacité à manier le son, Nondi_ raconte cette histoire dont on ne connaît que la fin. On sent les voix anciennes tenter de remonter à la surface, mais elles sont trop loin pour qu’on leur tende la main. C’est l’impuissance face au temps, le sentiment troublant de ne plus se rappeler le visage d’une vieille connaissance. Malgré tout, en mêlant Johnstown et musique électronique; tragédie historique et phénomènes web, on essaie peut-être de prouver l’impossible, de faire de la musique un défibrillateur. Peut-être n’est-ce au contraire qu’un dernier regard, une immortalisation à l’inverse.
En somme, Flood City Trax semble jouer encore plus fort dans notre tête lorsqu’on l’arrête. À défaut de pouvoir retrouver le passé perdu, l’album étonne finalement en faisant de la mémoire sa maison. C’est complètement réussi.