Jean-Louis « Jack » Kerouac est un univers dont on ne finit jamais d’explorer les confins, une partition au potentiel harmonique infini, une source intarissable de métaphores. L’homme et l’écrivain Kerouac se confondent, l’œuvre et la vie de Jack nous fascinent donc également. Un siècle s’est écoulé depuis la naissance de Kerouac, le 12 mars 1922. On n’aurait jamais exigé de lui qu’il célèbre, encore vif, son centenaire avec nous – ç’aurait été beaucoup lui demander –, mais on aurait tout de même souhaité qu’il se préserve un peu plus longtemps. Son copain William S. Burroughs, qui était loin d’être un modèle en matière de saines habitudes de vie, aura tout de même vécu jusqu’à 83 ans. Kerouac, tristement, a plutôt pris exemple sur son pote Neal Cassady, le Dean Moriarty de Sur la route : une longévité courte, une fureur de vivre noyée dans une bouteille.
C’est Sylvain Lelièvre, par sa chanson Kerouac, qui a fait connaître l’auteur franco-américain à la jeune compositrice, musicienne et enseignante gaspésienne Mathilde Côté. Quelques années plus tard, en 2016, Mathilde mit la main sur La vie est d’hommage, le recueil de textes que Jack avait écrits en français. Elle se représenta alors cette matière en opéra de chambre. La concrétisation du projet exigea quelques années. Mathilde Côté s’adjoint d’abord le slameur, poète et auteur Ivan Bielinski alias Ivy, qui se chargea du livret. Celui-ci est majoritairement constitué d’un choix judicieux d’extraits des textes que contient La vie est d’hommage, notamment Sur le chemin et La nuit est ma femme, roman inachevé qui aurait aussi pu s’intituler Les travaux de Michel Bretagne.
Mathilde confia au musicien Joseph Edgar le rôle du Kerouac « Jack » et à l’acteur et musicien Stéphan Côté celui du Kerouac « Jean-Louis ». Pour la portion opératique, le rôle de Gabrielle (mère de Jack) fut attribué à la mezzo-soprano Rose Naggar Tremblay tandis que celui, poétique, de « La nuit » revint à la soprano Myriam Leblanc. La partition, alliant musique contemporaine, actuelle, opératique et folk-blues, est à la fois riche et nuancée. Elle fut exécutée par Élise Poulin au hautbois et au cor anglais, David Perreault à la clarinette, Louis-Philippe Bonin et Gavin Goodwin aux saxophones, Hubert Brizard au violon, Claude Fradette et Nicolas Ferron aux guitares – ainsi qu’aux idées musicales – et Mathilde Côté elle-même au piano.
La nuit est ma femme | Un opéra d’après Jack Kerouac ne deviendra sans doute pas un succès grand public. C’est une œuvre qu’on apprivoise, qu’on creuse, qu’on digère lentement. Cet opéra contemporain, à cent lieues de la comédie musicale de type biographique, devrait tout de même rameuter un auditoire qui déborde du cercle des exégètes de Kerouac et du cénacle des amateurs de musiques sérieuses. Parce qu’il s’agit d’une œuvre cohérente qui a la faculté d’émouvoir à divers égards, que ce soit grâce au lyrisme tragique qu’exprime Rose Naggar Tremblay dans La prière de Gabrielle ou au désespoir que vocifère Joseph Edgar dans San Francisco Blues. « J’ai pas aimé ma vie », avoue Jean-Louis Kerouac par la bouche de Stéphan Côté, au tout début et à la fin de l’album : « J’ai pas aimé ma vie, mais j’ai toujours aimé le cœur du monde. »