Dans les années soixante, Archie Shepp était en première ligne quand il s’agissait d’enflammer le jazz afin de donner une trame sonore à la lutte pour les droits civiques du peuple afro-américain. Son saxophone crachait du feu. En 1977, la parution de l’album Goin’ Home en a laissé quelques-uns perplexes, mais alors que ces derniers se demandaient pourquoi Shepp semblait tourner dos au free jazz et baisser les armes, d’autres applaudissaient l’interprétation de ces beaux blues bien sentis en compagnie du pianiste Horace Parlan. Ce disque – qui, pour le saxophoniste, témoignait davantage d’un élargissement de palette que d’une mise sous muselière – était le premier d’une série de duos avec d’autres as du piano puisqu’au fil des ans, notre homme allait également enregistrer des duos avec Jasper Van’t Hof, Dollar Brand, Mal Waldron, Joachim Kühn et maintenant Jason Moran.
La parution de Let my People Go est des plus à propos en ce début du mois de l’histoire des Afro-Américains. L’album s’amorce avec une très touchante relecture de Sometimes I Feel like a Motherless Child, célèbre chant écrit à l’époque de l’esclavage. En plus d’en jouer la mélodie avec toute la passion qu’on lui connaît, Shepp en chante les mots avec la même sensibilité. On entendra également sa voix sur le standard gospel Go Down Moses – puissante allégorie célébrant l’abolition – et Lush Life, un classique de Billy Strayhorn. Le duo rend aussi hommage à Strayhorn en interprétant Isfahan, créé avec Duke Ellington pour sa fameuse Far East Suite. La figure du colossal John Coltrane est également saluée tout au long d’une reprise fort réussie de Wise One, qui figurait sur l’album Crescent. Les deux musiciens nous y font passer par toute la gamme des émotions. Par la suite, c’est à un autre grand du jazz, l’iconoclaste pianiste Thelonious Sphere Monk, qu’on adresse un clin d’œil en se mesurant à l’indémodable Round Midnight.
En ces temps où les voix du mouvement Black Lives Matter se font de plus en plus nécessaires, ce disque est incontournable. Une fois de plus, Archie Shepp milite avec grâce, divinement épaulé par un Jason Moran qui éblouit à chacun de ses solos. De façon admirable, ces deux artistes joignent leurs forces pour attirer notre attention sur les souffrances passées et présentes d’un peuple qu’on opprime depuis trop longtemps.