Lorsque j’ai su que le porte-étendard des Têtes Raides, groupe phare de la scène alternative française depuis le milieu des années 1980, lançait un nouvel album, l’enthousiasme a fait tilt.
Mais un nuage sombre gorgé de doutes apparut au-dessus de ma tête quand j’ai lu quelque part qu’il s’agissait d’un album qui rendait hommage aux « racines slaves » de l’artiste.
L’interprète de l’envoutante Ginette y allait-il d’un appui senti, même indirectement, à la barbarie poutinienne en Ukraine? Après tout, il s’en trouve encore, à gauche, pour l’appuyer par fidélité au communisme, campisme et/ou antiaméricanisme primaires…
Rapidement, j’ai retrouvé mon enthousiasme en apprenant que les 12 poètes russes mobilisés pour ce projet (Maïakovski, Pasternak, Essénine, Akhmatova, Harms, Blok, Tsvetaïeva, Bounine, Volochine, Khlebnikov, Zdanevitch et Mandelstam) ont été traduits par nul autre qu’André Markowicz. Éditeur et poète, ce dernier est aussi traducteur, notamment de Dostoïevski, mais c’est en qualité de grand défenseur de la cause ukrainienne que je l’ai découvert sur sa page Facebook, où il publie des chroniques politiques lumineuses, littéraires et captivantes. À ceux qui lui ont reproché de participer à ce projet mettant en lumière des poètes russes après les massacres de Boutcha et de Marioupol, il a d’ailleurs répondu : « (…) les poètes, les écrivains que je traduis et que j’aime, ils ont tous, d’une façon ou d’une autre, lutté contre le moloch de l’État russe, qu’il soit l’État impérial, soviétique ou poutinien. Ils ont tous, personnellement, été broyés par cet État (…). Parce qu’il y a, dans cette poésie, toute la fraternité humaine, et toute l’indignation, et la beauté, et cette fragilité tellement puissante qu’elle est plus forte que tout (…). »
Et il est vrai que la voix grave et incantatoire de Christian Olivier sied à merveille à cet exercice. En effet, celui qui avait chanté Prévert avec Yolande Moreau sur un album paru en 2017 nous plonge ici au cœur de l’âme russe.
Si le premier extrait Le ça est le ça de l’album du même nom s’inspire des vers du poète satirique et maitre de l’absurde Daniil Harms, l’œuvre conceptuelle, sur des musiques de Olivier, nous plonge dans une ambiance beaucoup plus tragique, qui tangue entre l’euphorie prérévolutionnaire des lendemains qui chantent et la crainte d’y laisser sa peau. Très bien rendue dans Ce qui est beau ce qui élève, par exemple
D’ailleurs à eux seuls, les titres sont très évocateurs de l’atmosphère générale : « La révolution au cœur », « La hache » (magnifique clip), « Dans le brasier de neige », « Au fond de l’enfer », « Ordre n° 1 à l’armée de l’art », etc.
Assez éloigné de l’ambiance festivo-mélancolique et le cirque musette des Têtes Raides auxquels les fans sont habitués, cet album fait office de « cinéma pour aveugles » avec son climat révolutionnaire où les mots sont magnifiés par la voix parlée/chantée de Olivier enrobée d’une atmosphère à la fois tendue et enfiévrée : guitares métal, piano vintage, accordéon, électro, dans une réalisation signée Édith Fambuena (Bashung, Higelin, Miossec…). Excusez du peu.
Né il y a 4 ans, donc avant l’invasion ukrainienne de février 2022, ce projet comprend également des dessins et un livret de 40 pages. Cet univers a aussi, et surtout peut-être, été conçu pour la scène avec des musiciens, des éclairages et des extraits de films.
Qu’à cela ne tienne, on peut très bien l’apprécier chez soi, à l’abri des bombes, lumière éteinte, vodka à la main et… l’arme à l’œil.