Un vendredi 13 de mai 2022, Mr. Morale & The Big Steppers est lancé sans flafla, cinq ans après la sortie de Damn, sept ans après To Pimp A Butterfly, dix ans après Good Kid M.A.A.D. City, albums majeurs ayant propulsé le MC de Compton dans l’élite créative du hip-hop, toutes époques confondues.
L’attente de ce cinquième opus studio, album double au demeurant, a été longue. Les premières écoutes attentives mènent à croire que la montagne n’a pas accouché d’une souris.
Mr. Morale & The Big Steppers est un album en deux volets, pas moins de 18 titres sont ici suggérés, ceci excluant le simple-vidéo rendu public plus tôt cette semaine, The Heart Part 5. Voilà sans conteste un projet longuement mûri, des plus ambitieux de la période actuelle. La facture générale n’est pas un calque de ses enregistrements connus, ni un changement de direction. Jusqu’à ce jour, le parcours est presque parfait.
Parlons plutôt d’une réelle évolution dans la même direction, avec le concert d’une légion de collaboratrices et collaborateurs : Ghostface Killah (Dennis Coles), Beth Gibbons (Portishead), Sounwave (Mark Spears), Boi-1da (Matthew Samuels), Thundercat (Stephen Bruner), FNZ (Isaac de Boni), Sampha (Sampha Sisay), Kodak Black (Bill Kapri, reconnu coupable d’agression sexuelle et connu pour ses démêlés avec la justice), Florence Welch (and the Machines), Pharrell Williams, DJ Khalil (Khalil Abdul Rhaman Hazzard) , Baby Keem (Hykeem Jamaal Carter Jr), Tanna Leone, pour ne nommer que les plus célèbres. On notera en outre la théâtralisation réussie d’une magistrale scène de ménage, We Cry Together est interprétée de concert avec Taylour Paige.
Tout ce beau monde est ici pour nourrir le terreau déjà fertile de Kendrick Lamar. L’univers du rappeur porte tous les attributs de l’excellence : maîtrise des formes musicales impliquées, maîtrise des mots et de la déclamation, équilibre idéal entre l’expérimental et le convenu, entre simplicité et complexité. Le beatmaking n’y est pas ostentatoire mais toujours riche, il n’y a rien de trop chargé même si certaines pistes de ce hip-hop haut de gamme impliquent jazz contemporain (notamment ces superbes séquences piano-percussion-rap), la musique de chambre classico-jazz, le chant choral, l’électronique créative tous azimuts, les référents trip-hop, la soul-R&B toujours en trame de fond.
Le propos demeure pertinent, puissant. Encore cette fois, l’auteur projette la subtile diffraction de son existence dans le prisme de la société américaine et occidentale, il en cisèle des joyaux de chroniques poétiques, mises en rimes dans les codes du rap. Sur la pochette de cet album, le surdoué se représente dans le cocon familial avec femme et enfants, couronné d’épines comme le Christ en route vers la crucifixion, avec un revolver lové sous la ceinture de son pantalon. La mort, le déclin, le chaos mais aussi la vie, l’espoir malgré tout… signes des temps! Sa poésie rap distille le vieillissement, la maturité, les rêves perturbés, la violence de l’environnement urbain, les rapports interculturels conviviaux ou conflictuels, le gangstérisme et l’honnêteté, le chaos de la vie conjugale, la dialectique étrange entre la pauvreté de son enfance et la richesse/notoriété acquises, la consommation et la sobriété, la paternité complexe d’un être complexe, et plus encore.
Une fois encore, Kendrick Lamar explore tous les paradoxes à sa portée, puis en fait du grand art.