J’adore l’accordéon. Oui, même le musette, qui peut paraître ringard, mais que j’estime délicieusement rétro. Cela dit, l’accordéon est également un pilier important de la musique savante contemporaine depuis quelques décennies, devenant par le fait même un outil privilégié dans les explorations sonores les plus poussées. On le voit en jazz avec un Vincent Peirani, mais en classique d’avant-garde, c’est encore plus évident. Et l’un des meilleurs hérauts de cette noble cause est un Canadien, Joseph Petric. Plus de trente albums sous la cravate, et pas prêt de ralentir, de toute évidence. Son plus récent sort aujourd’hui sous étiquette Redshift Records (de Vancouver), il s’appelle Seen.
On y retrouve des œuvres en solo ou avec bande électronique dans lesquelles les coloris numériques sont épars et souvent discrets, mais suffisamment présents pour induire une atmosphère qui se balance entre le ludique et le mystérieux. Spirit Cloud de David Jaeger est la reprise d’une pièce pour violoncelle solo, ici adaptée (largement) pour accordéon et électro. Des sonorités qui rappellent de vieux appareils analogues des années 60-70, comme un hommage à Pierre Henry, PIerre Schaeffer ou encore le Montréalais Pierre Mercure, mais toutes en douceur et en délicatesse. Voici une petite bête qui se laisse approcher assez facilement.
SEEN, de Norbert Palej est un triptyque évocateur d’une expérience spirituelle, accessible aussi bien au fidèle qu’au sceptique. Bien que les visions suggérées soient enracinées dans l’ésotérisme catholique (des apparitions de la Vierge en Pologne, à Mary’s Hill en 1879 en Irlande et à Fatima en 1917 au Portugal), les révélations suggérées prennent corps grâce aux sonorités délicates de l’instrument soliste qui laisse percoler doucement toutes ses gouttelettes sonores. La beauté contemplative ainsi évoquée est parfaitement communiquée à tous et toutes, peu importe la nature du sujet que chaque mélomane construira dans son esprit.
Fadensonnen de Robert May, basé sur le recueil de poésie du même titre de Paul Celan, s’élève doucement dans un ciel imaginaire, teinté avec subtilité par les rayons du soleil filtrés à travers les nuages. La danse délicate et moirée de ces véhicules lumineux excentriques, rendue indécise par le jeu de cache-cache des reflets et des ombrages, est magiquement exprimée à la fois par une écriture hyper fine et le jeu totalement impliqué de Petric.
Viennent ensuite Pneuma de Peter Hatch et Leviathan de Erik Ross, deux pièces qui incluent l’électronique. La première est un jeu ludique entre un accordéon agité et tendu d’un côté et des micro-scintillements numériques qui me rappellent étrangement les perlages aquacoles de Wendy Carlos dans la trame sonore de Tron, l’original. Une sorte de symphonie électro-pastorale tout à fait étonnante où pourraient paître des moutons bioniques. Tiens, ça pourrait faire un beau titre pour une nouvelle de Philip K. Dick non? Ah oui, quelque chose de semblable existe déjà. Bon… La deuxième trace un panorama bien plus menaçant, comme le titre vous l’aura sans doute déjà annoncé. C’est sur un coussin soutenu d’harmonies électroniques plutôt sinistres que l’accordéon de Petric tente de tenir tête à la menace avec force interventions de style improvisé. À ne pas écouter dans le noir absolu, à moins de souhaiter attirer des visons cauchemardesques.
C’est avec Metamorphoses de Torbjörn Lundquist, la plus ancienne pièce du programme et aussi la seule à n’avoir pas été commandée par Petric, que se termine cet album. Ironiquement, cette œuvre de 1964, écrite en plein âge d’or de la rigueur boulézienne et ultra-cérébrale (et maintenant devenu l’académisme contemporain), est celle qui ‘’danse’’ le plus dans tout ce qui a été entendu. Son exosquelette plutôt pointraitiste laisse quand même percevoir une âme de swing que l’on n’attend généralement plus dans ce genre d’exercice. Comme si on l’avait surprise en flagrant délit d’inconvenance, la pièce s’éteint brusquement, sans autre formalité.
Petric est probablement le plus grand accordéoniste en musique savante au monde, et la poursuite de ses aventures musicales est une source de fierté pour toute la scène musicale canadienne.