Isabelle Boulay, que l’on associe d’emblée au grand public de la variété francophone, a toujours écouté bien d’autres musiques et chansons que celles l’ayant définie en tant qu’interprète. Circonscrits à un répertoire et un public, les interprètes à succès écoutent parfois des répertoires différents du leur, sans trop le dire pour les raisons que l’on devine. L’écart peut se creuser entre leurs goûts personnels et les choix esthétiques de leur carrière mais… De façon générale, ces interprètes osent rarement bousculer le conservatisme de leur public et s’en tiennent à leur marché de prédilection.
Je me souviens avoir causé de ce phénomène à Benjamin Biolay, qui a réalisé plusieurs opus d’Isabelle Boulay. En toute discrétion, il me disait déplorer ces choix trop conservateurs de son amie québécoise, il croyait qu’elle pouvait agir plus librement à ce titre. Et voilà que la chanteuse s’attaque au répertoire de feu Alain Bashung (1947-2009), qui a peu à voir avec la variète franchouillarde ou québécoise. Geste courageux ? Voyons voir.
Ainsi Isabelle Boulay nous propose douze reprises réalisées par le Montréalais Gus Van Go, connu autrefois sous la bannière Me Mom & Morgentaler: deux de Bleu pétrole (Je t’ai manqué et Résidents de la république), deux de Chatterton (Ma petite entreprise et J’passe pour une caravane), deux de Osez Joséphine (Madame rêve et Osez Joséphine), trois de Fantaisie militaire (La nuit je mens, Aucun express et Angora), deux de En amont (Nos âmes à l’abri et La mariée des roseaux), sans compter Les mots bleus, de Christophe et Jean-Michel Jarre jadis reprise par Bashung en hommage à son collègue et ami Christophe – décédé pendant la pandémie. Ces titres proviennent de 5 des 16 albums studio de Bashung (incluant l’enregistrement posthume En Amont).
À bien y penser, le risque n’est pas si grand pour Isabelle Boulay, qui a construit sa carrière sur la variété francophone et des compléments à saveur americana. Bashung était de cette génération de chanteurs français fascinés par l’Amérique d’après-guerre, les fondements de plusieurs de ses chansons s’inspirent des matériaux composites de la chanson nord-américaine : blues, folk, country et rock, ce qui sied bien à la chanteuse gaspésienne transplantée (partiellement ou totalement?) en Europe francophone.
Pour Isabelle Boulay, le risque était donc relativement mince pour ébranler son propre public, d’autant plus qu’une vaste part de ce marché se trouve désormais en France depuis qu’elle y a pris mari et pays. Bashung étant décédé il y a 14 ans (un 14 mars de l’année 2009), sa “classicisation” est désormais consommée.
Voilà donc la chanteuse harnacher « les chevaux du plaisir » pour reprendre le sous-titre de cet opus, dompter ces notes si libres d’Alain Bashung et ces mots exquis de Jean Fauque, Doriand, Gaëtan Roussel, Pierre Grillet. Que pouvait-elle ajouter à ces légendaires productions? Une couche supplémentaire d’américanité. L’instrumentation et l’interprétation des musiciens au service d’Isabelle Boulay rendent bien cette approche.
En fait, force est d’observer que l’écart entre les productions originelles et ces reprises n’est pas aussi prononcé qu’on aurait pu le craindre. On peut dire sans hésiter que l’interprète a fort bien intégré ce répertoire, que sa voix sied bien à cette proposition de reprises.
Les fans de Bashung s’y retrouveront-ils? Peut-être, difficile de le prévoir. Les fans d’Isabelle Boulay s’y retrouveront-ils? Fort possiblement. On le lui souhaite car sinon, ce risque artistique n’aura été qu’un court intermède de sa trajectoire professionnelle.