Chinatown est un opéra transculturel emblématique du Canada : on y raconte l’histoire de deux amis d’origine chinoise vivant dans le Chinatown de Vancouver dans la première moitié du 20e siècle. Leur traversée de la vie est remplie d’obstacles, tels la discrimination et la pauvreté. Il y est fait référence à la loi sur l’immigration chinoise de 1923 qui empêcha presque toute immigration chinoise pendant 24 ans, une situation vécue terriblement par l’un des deux protagonistes du livret, qui tente de faire venir sa famille restée en Chine. L’opéra est chanté en anglais et en dialecte taishanais, une langue originaire d’un secteur de la province de Guangdong, d’où provenaient près de la moitié des immigrants chinois de l’époque. Le livret est signé par Madeleine Thien, autrice originaire de Vancouver et couronnée par le prix Giller et par le prix du Gouverneur général.
Dans cet opéra de plus de 90 minutes traitant de tristesse, de pauvreté, de séparation cruelle d’avec sa famille, il est remarquable d’entendre une partition qui ne s’apitoie jamais et qui ne vire pas non plus dans la lourdeur. Au contraire : la partition d’Alice Ping Yee Ho (Canadienne d’origine hongkongaise) est lumineuse, souvent enjouée, souvent mélodique et tonale, sans s’y restreindre. Il y a bien entendu une bonne aura de mélancolie qui traverse l’ensemble de l’œuvre, mais les très jolies couleurs et les textures sonores pétillantes rendent l’écoute éminemment agréable. La douce modernité de la musique est bellement rendue par un ensemble chambriste bigarré, formé d’instruments occidentaux et chinois traditionnels. Ainsi, le guzheng, le erhu et le dizi côtoient le piano, le violon, le violoncelle, la harpe et le hautbois. Des percussions délicates finissent d’ajouter les touches idiosyncratiques voulues pour recréer une atmosphère évocatrice.
Les voix sont très belles. Je ne m’avancerai pas à commenter la qualité de la prononciation taishanaise, ce dont je serais bien incapable. Mais je constate que les particularités d’une langue asiatique semblent fort bien maîtrisées par les solistes Spencer Britten, Vania Chan, Erica Iris Huang, Derek Kwan, Matthew Li, Emma Parkinson. Je me suis souvent demandé s’il était possible de bien rendre compte des inflexions sonores si précises et originales de la langue chinoise (ou l’un de ses dialectes, comme c’est le cas ici) étaient reproductibles dans un contexte vocal lyrique. De toute évidence, oui. Mais ça ne doit pas être facile, alors bravo!
L’orchestre de chambre est complété par un chœur symbolisant les habitants du Chinatown, morts au fil du temps dans des conditions plus ou moins favorables. L’utilisation d’archives d’un discours de l’époque (je n’ai pas pu identifier de qui il était. Premier ministre de la Colombie-britannique? Du Canada? Quelqu’un d’autre?) témoigne du chemin parcouru depuis : le racisme suintant des paroles du perpétrateur, s’il était prononcé aujourd’hui, est presque inimaginable. Seuls des militants d’extrême-droite les plus radicalisés sévissant sur les réseaux sociaux pourraient prononcer ce genre de paroles de nos jours. Ça vous donne une idée.
Chinatown est à la fois un document de mémoire fictionnelle extrêmement touchant, musicalement accessible (mais jamais kitshy) et porteur d’émotions et d’enseignements, et une création contemporaine de très belle facture, dont le potentiel de diffusion est certain. J’aimerais beaucoup qu’on le présente ici à Montréal, car l’histoire de la communauté chinoise montréalaise est tout à fait semblable.
Le label Leaf, des Maritimes, fait œuvre grandement utile, pancanadienne, avec cet enregistrement.