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Pandémie mondiale, divisions extrêmes au sein des populations occidentales désemparées, inquiétantes élections présidentielles américaines, on en passe et des meilleures. Force est de déduire que ce climat anxiogène éloigne notre regard des tragédies régionales vécues sur cette petite planète.
Qui, au fait, se préoccupe de la très violente agression contre les Arméniens habitant une région autonome mais enclavée dans un Azerbaïdjan dictatorial dont l’expansionnisme est ravivé par son allié turc ? Cette enclave arménienne est nommée Artsakh, officiellement République d’Artsakh ou République du Haut-Karabakh. Depuis des décennies, ce territoire fait l’objet de tensions importantes, redevenues maximales depuis la fin de septembre.
Chose certaine, Tigran Hamasyan est très préoccupé. Certes le plus célèbre musicien arménien de sa génération, le pianiste supravirtuose se désole de cette nouvelle épreuve vécue par son peuple, une fois de plus victime des puissances de la région qui s’y disputent l’influence territoriale – la Turquie, la Russie, l’Iran.
Est-il besoin de rappeler le génocide perpétré par l’empire ottoman dont les Arméniens furent victimes jadis ?
Puisque Tigran Hamasyan multiplie les actions de soutien, dont cette page Facebook ayant récolté plus d’un million de dollars US, puisqu’il a lancé une vidéo en hommage aux couples martyrs ayant combattu l’armée ottomane au siècle précédent, PAN M 360 a contacté le musicien à son domicile californien afin de recueillir ses commentaires sur la question.
« Le 27 septembre, rappelle-t-il, la région du Haut-Karabakh a été attaquée sur pratiquement toute sa frontière par son voisin azéri, soutenu par la Turquie, même si cette dernière le nie. Des milliers de mercenaires de la région, surtout Syriens, ont été engagés pour attaquer notre frontière. L’embauche de ces terroristes dans la région crée beaucoup d’hostilité, cela rend la situation très fragile dans le sud du Caucase. Bien que la Russie ait invité les ministres des affaires étrangères de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan à un cessez-le-feu, l’accord a été violé 5 minutes après l’heure à laquelle il entrait en vigueur. Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées, au moins 600 Arméniens ont été tués au combat jusqu’à maintenant, particulièrement mardi dernier. Il est d’ailleurs ironique que l’Azerbaïdjan ne dise rien ou presque sur ses morts, ce qui confirme en quelque sorte l’embauche de mercenaires syriens. »
Tigran Hamasyan a senti l’appel du pays où il est né et où il a grandi jusqu’au tournant de l’adolescence, lorsque sa famille s’est installée en Californie et qu’il a pu y mener des études supérieures et lancer sa carrière internationale. Or, il y a quelques années, il s’est installé de nouveau à Erevan afin d’y prendre soin de sa grand-mère et aussi de s’y ressourcer culturellement. Sa fibre identitaire en a été ravivée et, dans le contexte actuel, il ne se fait vraiment pas prier pour monter aux barricades
Il voit dans cette agression contre Artsakh une opération impérialiste de la Turquie, désireuse de sceller son influence chez les pays turcophones de la région, à commencer par l’Azerbaïdjan.
« Depuis un siècle, pose-t-il, la Turquie veut relier l’Azerbaïdjan à son territoire afin d’exercer plus de contrôle sur la région. Ethniquement, d’ailleurs, les Turcs et les Azéris proviennent d’un même peuple à l’origine. L’Arménie n’est qu’un petit pays dans cette région, sa population est constituée d’autochtones dans le Caucase. Les Arméniens et d’autres peuples de la région ont longtemps souffert aux mains des Turcs et de l’empire ottoman – Assyriens, Grecs, Kurdes, Lezgins.
« Lorsque la révolution soviétique a eu lieu, Staline donna la région aux personnes vivant actuellement en Azerbaïdjan, on les appelait les Turcs du Caucase. L’Azerbaïdjan en tant que nation n’existait pas, elle a été créée par les Soviétiques. Le véritable Atropatène historique (qui existait bien avant l’arrivée des tribus turques dans la région) se trouve actuellement en Iran. L’Artsakh est peuplé par l’ethnie arménienne depuis des milliers d’années. Si on effectuait une analyse génétique, on pourrait l’observer. Puis, les Azéris ont commencé à peupler les régions préalablement occupées par les Arméniens. En fait, l’Union Soviétique et l’Azerbaïdjan se débarrassaient lentement des Arméniens. Il n’y avait plus d’écoles arméniennes ni d’églises chrétiennes, l’identité arménienne était en voie d’être éradiquée et à un certain stade, le gouvernement azerbaïdjanais avait un plan pour diviser/fusionner le Haut-Karabakh en quatre régions différentes de l’Azerbaïdjan, liquidant du coup toute identité arménienne.
« Au terme de l’ère soviétique, soit à la fin des années 80, tout a éclaté. Les Arméniens ont commencé à s’exprimer sur leur condition, ils ont protesté. La communauté arménienne du Haut-Karabakh a exigé de faire partie de l’Arménie, cela a engendré un conflit important. L’Azerbaïdjan répondit très violemment à cette demande d’autonomie, on se mit à tuer des Arméniens en Azerbaïdjan. Aujourd’hui, il est donc navrant de voir la façon dont plusieurs médias internationaux présentent ce conflit aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’un affrontement entre des forces égales. »
Comme la plupart des Arméniens au fait du conflit, Tigran Hamasyan réprouve le jeu d’influence du gouvernement turc dans son soutien à l’Azerbaïdjan. Il se désole aussi d’un soutien frileux de pays qui devraient en être les alliés indéfectibles.
« Malheureusement, trop peu de nations soutiennent ouvertement l’Arménie dans la résurgence de ces attaques contre notre peuple. La participation de la Turquie à l’OTAN, l’argent des énergies fossiles et d’autres facteurs géopolitiques brouillent aussi les cartes. Pendant ce temps, le président turc Erdogan veut devenir le sultan de l’empire ottoman déchu au début du siècle précédent. »
Et que dit le monde de cette flambée de violence ? Notre interviewé s’étonne et se désole de la lecture médiatique de la situation explosive qui prévaut dans l’Arstakh.
« Bien des médias internationaux disent que le conflit a éclaté entre deux parties, ce qui n’est vraiment pas le cas. Ils considèrent l’Azerbaïdjan et l’Arménie comme des égaux, ce qui n’est clairement pas le cas non plus. C’est attristant parce que les intentions ont toujours été de se débarrasser des Arméniens de la région. «
Tigran Hamasyan sait bien que le rapport de forces est clairement au désavantage du peuple arménien, du moins à court terme. Néanmoins…
« Les temps sont durs, très durs. Trop de gens sont morts déjà et il ne s’agit pas d’un combat loyal. Mon pays n’est pas armé comme l’est l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie. C’est donc un combat complètement injuste. Mais vous savez, les Arméniens ont survécu dans cette région quand son territoire a été réduit à celui d’un tout petit pays. J’ignore quelles sont nos chances de victoire, mais je peux dire sans hésiter qu’il n’est pas question que les Arméniens quittent la région. Grosso modo, tout le monde est prêt à mourir pour conserver ce territoire. Partout en Arménie et dans la diaspora, on voit des files de gens prêts à se battre. Même s’il est dans la soixantaine, mon propre père s’est porté volontaire ! »
En 2013, Tigran Hamasyan est rentré en Arménie, il y a passé de plus en plus de temps pour finalement s’y établir en permanence. En 2019, il est retourné vivre provisoirement en Californie avec sa petite famille, là où il se trouve aujourd’hui… plus ou moins contre son gré.
« J’y suis coincé depuis la COVID, mais j’espère rentrer très bientôt en Arménie. Bien sûr, je continue à jouer, je suis toujours en train de faire de la musique, ce processus ne s’arrête pas, il y a tellement de projets musicaux dans lesquels je suis impliqué ! La musique traditionnelle arménienne occupe toujours une part importante de mon langage musical, même si tous mes projets ne sont pas d’influence arménienne. »
Il y a quelques semaines à peine, le prestigieux label Nonesuch lançait un nouvel opus de Tigran Hamasyan : The Call Within, enregistré par le pianiste aux côtés du bassiste Evan Marien et du batteur Arthur Hnatek, sans compter une participation du Choeur d’enfants de l’école d’art Varduhi et une autre du guitariste Tosin Abasi.
« J’ai écrit cette musique pour qu’elle soit jouée par un trio de jazz, sauf exceptions – artistes invités et synthétiseurs. Je dirais que l’influence prépondérante de cet album est rock – math rock, prog, métal. »
Et comment Tigran Hamasyan compte-t-il se battre durant ce conflit sanglant entre Artsakh et l’Azerbaïdjan ? Avec sa musique, on s’en doute bien.
« Je le fais déjà avec tout ce que j’ai. Par exemple, nous avons collecté des fonds pour aider les familles éprouvées par des décès ou la destruction de leur maison. Après une première collecte de fonds, nous avons récolté près d’un million de dollars et un deuxième cycle de collecte de fonds est sur le point de démarrer. Mes amis musiciens et artistes vont nous donner un coup de main. »
Dans le cas qui nous occupe, la musique n’a pas pour objet d’adoucir les mœurs…