Suoni per il popolo | Le jazz incendiaire et engagé de Irreversible Entanglements

Entrevue réalisée par Frédéric Cardin
Genres et styles : avant-garde / free jazz / jazz contemporain

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Irreversible Entanglements (IE) est un quintette de jazz à l’énergie incendiaire et aux propos brûlants d’engagement sociopolitique. Formé en 2015, à la suite d’une rencontre déterminante lors d’un concert dénonçant la brutalité policière, le bassiste Luke Stewart, le saxophoniste Keir Neuringer, le trompettiste Aquiles Navarro, le batteur Tcheser Holmes et, présence fondamentale du groupe, la vocaliste Camae Ayema (Spoken word plutôt que chant à proprement parler) font le tour du monde depuis en utilisant leur très personnelle vision du free jazz pour porter la parole de la ‘’libération noire’’. En fait de free jazz, cela dit, le décor reste bien cadré par une irrésistible décharge de pulsation rythmique traversée par des mélodies hymniques et les scansions stentoriales de Ayewa, alias Moor Mother. Les exclamations spontanées de Navarro et Neuringer (principalement), si elles sont totalement libérées d’un quelconque carcan tonal, demeurent étroitement attachées à l’émotion brute (brutale?) du propos. Ça donne une expérience sonore foudroyante d’intensité que les Montréalais pourront apprécier les 17 et 18 juin lors du festival Suoni per il popolo. 

Luke Stewart m’annonce, lors de l’entrevue que lui et Camae Ayema m’ont accordée, que la soirée du 17 fait partie d’une série de ‘’Speakeasies’’ que le groupe donne régulièrement dans différentes villes, s’adjoignant pour l’occasion les services de musiciens locaux. Un gros jam de décharge incantatoire. Puis, LE show IE du 18 comprendra, me dit Stewart, ‘’une nouvelle pièce exclusive spécialement écrite pour cette rencontre montréalaise’’. On a hâte!

Le groupe étant fréquemment associé au mouvement afro futuriste (et certains titres de chansons y faisant référence), je demande si cette étiquette correspond bien à une certaine démarche de l’ensemble et, si oui, ce que ce terme signifie pour ses membres. 

On reconnait bien ce mouvement et, oui, nous nous en réclamons en partie. Appelez ça Afro futurisme si vous le voulez, mais ce n’est pas une philosophie stricte, encore moins une étiquette. Ça représente plutôt un mouvement holistique qui a beaucoup à offrir et qui implique une exploration en profondeur de certains thèmes reliés à la réalité noire. Notre musique devient en réalité un portail nous permettant de pénétrer dans ce processus intellectuel, qui parle en vérité de Libération noire. C’est une invitation, un défi posé afin de créer un meilleur monde.

Il faut dire que Ayewa, Moor Mother, est une poète/activiste bien connue ailleurs pour son engagement en ce sens. Elle fait partie du Black Quantum Collective, binôme Black/Queer qui a déjà investi le champs de la recherche en proposant un cadre référentiel et méthodologique pour appréhender le concept d’Afro futurisme.

DÉTAILS ET BILLETS POUR LE CONCERT DU 17 JUIN

DÉTAILS ET BILLETS POUR LE CONCERT DU 18 JUIN

Moor Mother apporte une vision presque cosmogonique à la musique de IE, mais, même si la comparaison a été faite, ne lui donne pas une tendance Sun Ra-esque. Loin du psychédélisme un peu tripatif de l’aîné, IE propose une vision militante mais entièrement réaliste d’un avenir libéré des vieilles disparités/discriminations. D’où, probablement, la nature sacrément plus rugueuse des propos tenus dans les premiers albums du groupe. Une chanson comme Blues Ideology, parue sur l’album Who Sent You? de 2020, est véritable exutoire d’une rare puissance contre la manipulation d’idéologies religieuses afin de subjuguer les masses. J’en profite pour demander ce que pensent mes interlocuteurs de cette place de la religion dans la société étatsunienne? Je sens que je marche sur des œufs. Luke s’en remet à Camae. Celle-ci avoue s’intéresser à toutes les religions du monde et aux apprentissages qu’elles rendent possibles, mais ne suivre aucune d’entre elle de manière rituelle. 

Je préfère le concept de spiritualité, mais pas dans une perspective de consumérisme. C’est ce que nous tentons de faire avec notre musique, avec une démarche plus alchimique, moins exclusiviste. 

J’en reste là, mais je tente une autre approche, question sociopolitique, à partir d’une affirmation faite ailleurs par le groupe, selon laquelle la démarche IE est celle d’une conversation à propos de la vie Noire aux États-Unis. En vue du climat politique actuel au sud de notre frontière et de la crispation sociale, voire raciale, qui se manifeste, je demande si cette conversation est un échec?

Je ne sens pas que ma question porte. Les réponses sont prudentes, diplomatiques. 

Nous constatons le succès de notre message, au niveau des gens, me dit Stewart. Ce message a été porté pendant un certain temps. Maintenant, nous entrons dans une autre phase. En ce qui nous concerne, nous demeurerons consistant dans notre invitation au dialogue et dans nos explorations sonores et textuelles. 

Moor Mother : Nous n’avons pas de cape, comme les superhéros, mais nous voyons le changement. Nous souhaitons être des piliers de ce changement.

Mais, j’insiste, la possibilité d’un retour à la présidence de Donald Trump (je ne l’ai pas nommé) n’indique-t-elle pas un recul de la portée de ce message?

Pour Moor Mother, ça n’a aucune importance. Ça ne change rien. Elle fait la comparaison avec Justin Trudeau, comme quoi c’est du pareil au même. Trump, Trudeau. J’en connais un sacré paquet pour qui il n’y a probablement rien de plus antinomique que ces deux personnages, autant dans les valeurs, dans les actions entreprises et même la symbolique les entourant. Mais je ne poursuis pas. Ce n’est pas une entrevue politique après tout. Peut-être n’ai-je pas réussi à gagner suffisamment la confiance pour que la langue se délie plus chirurgicalement? Vous demeurez confiante? demande-je à Moor Mother. Toujours positive!

Je reviens à la musique, car après tout, c’est notre pain et notre beurre. 

J’ai écouté les quatre albums du groupe. Le premier, éponyme, le 2e Who Sent You?, le 3e Open the Gates, et le plus récent Protect Your Light paru en 2023 (deux albums live sont aussi dispos : un en Allemagne et l’autre en Italie) et j’ai constaté une évolution assez limpide, surtout évidente dans Protect Your Light, vers une intériorisation, peut-être même un adoucissement, du propos des textes. Moins de jaillissements accusatoires, plus de regard intériorisé. Protect Your Light ose parler d’amour, et de lumière intérieure (entre autres). Moins de politique.

On me confirme. Il y a eu évolution. 

Les premiers albums sont des documents forts des débuts de notre association (je rappelle : après un concert contre la brutalité policière – NDLR). Ensuite, nous avons beaucoup tourné, avons pris de la maturité. Puis, la pandémie est arrivée et Open the Gates a été une sorte de catharsis libératrice. Après ça, nous sommes plus apaisés, et ça donne Protect Your Light.

Autre remarque évolutive : on fait maintenant plus de place à l’électronique. Pourquoi?

Une tendance naturelle me dit-on. Moor Mother montre encore son influence car elle est, ailleurs dans la vie, une artiste électronique portée sur l’innovation. Alors, introduire cet élément dans la fabrique instinctive du groupe, ça devait arriver, de toute évidence.

Finalement, le fait que Protect Your Light opus soit sur Impulse!, grand label presque légendaire (Coltrane, Lateef, Oliver Nelson, Archie Shepp, Sun Ra), ça fait quoi?

Entrer dans ce studio, d’une qualité parfaite, c’est savoir qu’on entre dans les pas de Coltrane, Etta James, et tant d’autres légendes. Ça nous incite à viser l’excellence.

Je reste un peu sur ma faim, j’avoue. Mais je sais que le feu musical Irreversible Entanglements, à moins d’une catastrophe, sera brûlant les 17 et 18 juin à la Casa del popolo et la Sala Rossa et que, à moins d’être un pavé uni fixé à mort dans une entrée de banlieue, vous ne devriez même pas considérer manquer une seule minute de ces concerts.

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