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Transplanté à New York, le grand pianiste arménien Sergei Babayan a ravi à quelques reprises le public mélomane de Montréal,dans le contexte du Festival Bach. Ses exécutions colossales du Clavier bien tempéré et des Variations Goldberg sont parmi les faits marquants de ce happening automnal. Le grand virtuose revient ce dimanche à Montréal, cette fois mis de l’avant à la salle Pierre-Mercure par la société de concert Pro-Musica dans le cadre de ses Cartes blanches, avec un programme audacieux de relectures de Bach via Busoni et de Schubert via Liszt, sans compter un enchaînement d’oeuvres de Rachmaninov suivies de re-Liszt et Schumann. Joint à New York cette semaine, Sergei Babayan fait preuve d’une grande générosité et d’une indiscutable éloquence concernant son programme remanié du concert dominical présenté à Montréal.
PAN M 360: Que justifie ce choix d’une transcription de Bach par Busoni ?
SERGEI BABAYAN: Il y en a d’autres mais j’aime beaucoup la version de Busoni, parce qu’elle montre que l’instrument nous donne une idée de ce que l’on pourrait faire, parce que Bach lui-même aimait beaucoup transcrire sa propre musique pour différents groupes d’instruments. Alors il nous donne une sorte de légalisation de l’idée de transcription, parce qu’il a contribué, par exemple, à des versions pour piano et pour violon du même concerto en ré mineur. Parfois il change la tonalité qui est plus confortable pour le violon ou le clavier, il tient compte de la caractéristique instrumentale et en adapte l’œuvre aux tonalités propices. Et parfois il utilise cette musique, mouvement de cantate, comme dans le cas du concerto mineur il y a un souci… C’est pourquoi nous avons en quelque sorte la permission de faire comme lui, c’est-à-dire le même morceau pour différents groupes d’instruments.
PAN M 360: D’après vous, quelle valeur doit-on accorder à une transcription par rapport à la pièce originale ?
SERGEI BABAYAN: Très souvent, nous ne savons même pas quelle version est la meilleure! Par exemple, je ne peux vraiment pas dire si je préfère le Double Concerto pour deux violons ou pour deux pianos. Dans mon cas, parce que je, j’aime beaucoup ce que l’on peut faire au piano à ce sujet. Par exemple, il y a cette idée que lorsqu’on joue Bach, ça doit sonner comme du clavecin ou quelque chose comme ça. Mais je ne suis pas d’accord. Je pense que nous, pianistes, devons nous inspirer de la voix humaine. Si nous imitons le clavecin, nous privons notre instrument de nuances incroyables, de sons puissants. Imiter un autre instrument est donc, selon moi , inférieur à l’inspiration de la voix humaine. La voix est un phare, qui nous montre la direction. Dans ce cas, je dirais que la transcription de Busoni est un excellent exemple. On l’entend dans la façon dont il utilise la palette des sons, toutes les possibilités du piano, afin de créer un récit absolument puissant.
C’est pourquoi que j’aime beaucoup cette transcription. Et donc je ne suis pas une sorte de snob qui pense qu’il ne faille pas jouer les transcriptions. Très souvent, les transcriptions ne sont pas inférieures aux originales, elles sont même parfois plus intéressantes.
PAN M 360 : Seul le résultat compte en fait, n’importe quel chemin peut vous mener au bon endroit.
SERGEI BABAYAN: Absolument, je ne pourrais pas être plus d’accord, parce que si le résultat est inférieur et inintéressant, et que vous ne voulez pas l’entendre, peu importe l’authenticité originelle. Vous pouvez bien penser que ça été fait de manière authentique, ça n’aura pas d’importance au bout du compte. Et donc j’aime la transcription de Busoni et je vais la jouer !
PAN M 360: On continue avec Liszt, soit avec ses trois transcriptions pianistiques de Schubert, œuvres conçues pour piano et voix.
SERGEI BABAYAN: Nous pourrions en parler pendant des heures… mais ce qui est le plus important dans ce cas, c’est la connexion entre les mots et les sons chez Schubert, comment le compositeur peut-il nous ouvrir à la poésie. Dans le cas de Schubert, c’est du plus haut niveau. Avec tel ou tel type d’harmonie, il peut souligner la direction du sens ou de l’humeur. Ses changements sont très subtils, très délicats, presque imperceptibles. Schubert est un maître de la grande délicatesse, son œuvre est extrêmement raffinée. Et puisqu’il a souvent travaillé avec le chant et les mots, il peut étoffer notre compréhension de la poésie. Il me fascine toujours.
PAN M 360: Votre idée que le piano doit incarner la voix humaine ne peut être plus appropriée !
SERGEI BABAYAN: J’ai étudié très profondément l’œuvre avec voix. J’ai dû comprendre la signification de chaque syllabe, chaque mot, chaque phrase, j’ai dû identifier ce que le compositeur voulait que nous ressentions dans ces mots écrits par des poètes. Et imaginer ensuite comment Liszt avait combiné la voix et le piano dans le jeu d’un piano seul. Cette construction de la tension dramatique peut ici rappeler le travail de Busoni avec Bach. Bien sûr, ce piano de Liszt est très différent de celui de Schubert. Nous n’avons pas la permission de Schubert. Et alors ? Transcription quand même !
PAN M 360: Ce qui n’empêche en rien de procéder si le résultat est concluant, une fois de plus. Passons maintenant à Rachmaninov, dont vous enchaînez deux extraits de l’Étude-tableau op. 30 et deux autres du Moment musical op. 16. Sans interruption? Une sorte de playlist ?
SERGEI BABAYAN: Absolument ! Vous pouvez le dire de cette façon. Parce que j’aime toujours créer une histoire avec des morceaux qui me semblent connectés.
PAN M 360: Quel est votre rapport à Rachmaninov ?
SERGEI BABAYAN: Pendant une certaine période de mon adolescence, je ne travaillais pas très bien, je ne savais pas ce que je faisais de ma vie et je n’écoutais pas mes parents. Et quand mon père m’a permis de me procurer un enregistrement d’un concerto de Rachmaninov. J’ai mis ce disque et après ça, il me fut impossible de m’éloigner du piano tant c’était devenu une obsession. Je devais apprendre. J’ai trouvé la partition, ce qui n’était pas si facile à trouver à l’époque, et j’ai commencé à m’exercer. Depuis ce jour, Rachmaninov est toujours avec moi.
PAN M 360: Vous concluez par Kreisleriana, composé par Robert Schumann pour sa Clara, épouse virtuose et pionnière compositrice, ce qui n’est pas rien: 33 minutes de délectation!
SERGEI BABAYAN: Cette pièce est très importante pour moi. Je suis fasciné par les idées et la vision philosophique qu’elle porte, son idéalisme me rend heureux. Même enfant, j’ai été, pour une raison quelconque, attiré par Schumann. Différentes atmosphères émotionnelles, contrastes marqués…
PAN M 360: Le piano solo votre art de prédilection, en tout cas l’expression qui vous a hissé très haut. Quel est votre rapport à la solitude?
SERGEI BABAYAN: En réalité, nous sommes seuls avec la musique. Bien sûr, il est très important de soutenir l’auditoire, avoir ce sentiment que nous donnons quelque chose de spécial . Mais, après avoir traversé les années de la COVID, il y a aussi cette idée que s’il n’y aurait pas de public, votre amour et votre dévouement pour la musique devaient et doivent être des motifs suffisants pour être seul avec votre piano.
PROGRAMME:
J.S. BACH-FERRUCIO BUSONI Chaconne de la Partita pour violon seul en ré mineur BWV 1004 – 17.50 min
SCHUBERT/LISZT Der Müller und der Bach – 6.19 min
SCHUBERT/LISZT Gretchen am Spinnrade – 4 min
SCHUBERT/LISZT Auf dem Wasser zu singen – 4.10min
SERGEI RACHMANINOFF Étude-Tableau op. 39 Nr. 5 en mi bémol mineur – Appassionato 6min
SERGEI RACHMANINOFF Étude-Tableau op. 39 Nr. 1 en do mineur – Allegro Agitato 3.15 min
SERGEI RACHMANINOFF Moment musical op. 16 Nr. 2 en mi bémol mineur. Entre 3.5 et 4 min
SERGEI RACHMANINOFF Moment musical op. 16 N. 6 en dom majeur Entre 5.5 à 6 min
FRANZ LISZT Ballade Nr. 2 en si mineur 15 min
ROBERT SCHUMANN Kreisleriana 33 min.