Salle Bourgie : Anne Queffélec et « l’œuvre collective du concert »

Entrevue réalisée par Alain Brunet
Genres et styles : baroque / classique

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Issue d’une grande famille d’artistes et chercheurs, forte d’une discographie de plus d’une trentaine d’albums et d’une renommée internationale, la pianiste française Anne Queffélec est de retour à la Salle Bourgie après y avoir donné un concert jugé remarquable en 2018. 

Le mardi 27 septembre prochain, la virtuose septuagénaire y propose un récital en deux souffles distincts : la première partie comprend des œuvres de J. S. Bach, de Händel et de Scarlatti, tous nés en 1685, tandis que la seconde met en lumière la Sonate D. 960 pour piano de Schubert, composée peu avant sa mort prématurée.

Avant la traversée de l’Atlantique, une visioconférence Québec-France a permis à PAN M 360 et ses lecteurs de faire la rencontre de cette musicienne affable, généreuse, pertinente en explications et compléments métaphoriques.

PAN M 360 : Vous êtes de retour au Québec pour d’abord jouer Bach, Scarlatti, Händel. Vous aviez un concept en tête, donc.

ANNE QUEFFÉLEC : Oui, l’idée à la base était de célébrer 1685, soit l’année de naissance de ces trois compositeurs.

PAN M 360 : Donc, vous dressez la table avec des œuvres baroques.

ANNE QUEFFÉLEC : Et elles me semblent tout à fait pertinentes et contemporaines aujourd’hui. Pour moi, Scarlatti était à la fois classique et baroque, sachant que ces catégories et périodes de la musique comportent des interpénétrations, et que ces génies avaient trouvé leur propre ton et leur propre langage. La musique n’est pas seulement historique, c’est un art vivant et impalpable qui échappe au temps. 

PAN M 360 : Ces trois compositeurs sont néanmoins liés par une même époque et les avancées musicales de leur temps.

ANNE QUEFFÉLEC : Scarlatti et Händel avaient été d’ailleurs confrontés dans une sorte de joute au cours de laquelle Scarlatti avait brillé au clavecin pendant que Händel était à l’orgue. Ça se passait en Italie et on sait aussi que Bach s’intéressait beaucoup à la musique italienne et aussi à la production française. Ça me paraissait donc émouvant et signifiant de les rapprocher tous les trois. Je les aime infiniment. J’aime la lumière de leurs musiques, leur élan vital. Ce qui, naturellement, n’empêche pas leur mystère. Dans ses 555 sonates pour clavecin, Scarlatti explose d’inventivité, mélodique, rythmique, s’imprégnant de musiques où il a vécu (Italie, Portugal, Espagne). Händel était surtout un compositeur d’opéra qui avait flamboyé dans ce genre, se trouvant en Angleterre où il vécut de manière sédentaire puisqu’il avait une énorme charge familiale et professionnelle. Sa musique revient de plus en plus dans les programmes, plus qu’autrefois. 

PAN M 360 : L’intérêt qu’on porte à ces œuvres est effectivement variable dans le temps.

ANNE QUEFFÉLEC : Oui. La postérité a ses humeurs et ses trous de mémoire. Mais la musique est hors du temps. D’une certaine façon, ces compositeurs sont contemporains parce qu’ils continuent à nous toucher. On observe aussi l’évolution des interprétations de leurs œuvres à partir des manuscrits originels. Précédemment, les interprétations étaient peut-être plombées par des tempi trop lents, des sonorités d’instruments moins adéquates, etc. On est allé plus à la source, on a refait circuler la sève.

PAN M 360 : Et comment expliquer votre forme excellente? On peut vivre longtemps et bien jouer du piano, contrairement à d’autres instruments plus ingrats pour le vieillissement du corps.

ANNE QUEFFÉLEC : Que le ciel vous entende! Mais vous avez raison, jouer du piano n’est pas anti-ergonomique, cela ne demande pas au corps une position antinaturelle. Nous (pianistes) avons la chance de persévérer, car jouer est excellent pour la santé. C’est un remède contre l’arthrose, notamment, c’est excellent pour la mémoire. Donc il ne faut pas se priver!

PAN M 360 : Que différencie le jeu d’Anne Queffélec de ses collègues pianistes?

ANNE QUEFFÉLEC : Je ne peux avoir réponse à ça. Chaque personne est unique de toute façon. Ensuite, c’est le public qui se fait peu à peu une certaine image. Personnellement, je n’ai jamais calculé l’effet que je pourrais produire. Je n’ai toujours pas de plan de carrière, je me suis laissé porter par les événements de la vie, y compris sur le plan personnel d’ailleurs. J’ai la sensation que nous sommes embarqués dans nos propres vies comme dans un bateau, que nous devons essuyer les courants, le vent, les tempêtes, les requins. Nous accueillir des passagers à bord, en côtoyer d’autres ou traverser des paysages admirables de beauté. Et donc en ayant un cap un peu fixé avec des objectifs et des provisions à bord. Je ne me sens pas dans une stratégie ou dans un calcul. 

PAN M 360 : Votre rapport avec le public importe-t-il dans le rendu de la musique?

ANNE QUEFFÉLEC : Je suis infiniment touchée de voir qu’il existe avec le public un contact. Des personnes reviennent m’entendre et sont heureuses de me dire qu’elles m’avaient déjà entendue jouer à tel endroit ou à la radio… Il y a donc un lien qui se crée au cours des années. Le temps passe et il y a ce partage avec le public, auquel je crois de plus en plus. Il y a l’inspiration, il y a une solidarité, une espèce de fraternité créée mystérieusement dans une salle de concert avec tous ces inconnus assis les uns à côté des autres qui partagent un temps suspendu et qui participent de l’œuvre collective du concert. 

PAN M 360 : “L’œuvre collective du concert”? Que voulez-vous dire?

ANNE QUEFFÉLEC : Moi, je crois énormément à ça, un concert est une œuvre collective. Le public se croit récepteur, il est en fait beaucoup plus actif qu’il n’en a conscience, parce qu’il porte le musicien, le silence de la salle… 

PAN M 360 : À vous écouter jouer, on comprend assez rapidement que vous n’êtes pas une musicienne qui essaie d’en mettre plein la gueule. Ce n’est pas qu’un trait de caractère, n’est-ce pas?

ANNE QUEFFÉLEC : Je n’aime pas quand j’ai la sensation qu’on se met devant la musique, que l’ego (de l’interprète) passe avant le compositeur. Ça peut être époustouflant, remarquez… on peut être béat d’admiration devant certains egos sensationnels et flamboyants. Moi, je me sens plutôt une responsabilité vis-à-vis du compositeur et vis-à-vis du public lorsqu’on fait face à des chefs d’œuvres. Pour moi, ça ne peut se vivre que dans une forme d’humilité et de respect. C’est une quête de l’œuvre, une demande, une exigence. Je trouve donc plus essentiel d’être dans la position de servir la musique et non pas de m’en servir.

PAN M 360 : Ce programme présenté à la Salle Bourgie est-il spécifique à Montréal?

ANNE QUEFFÉLEC : Non ça ne l’est pas; j’ai joué ce programme dans différents lieux, différents festivals. Et j’ai été très touchée par les publics qui s’y sont montrés capables d’écoute, car ce n’est pas un programme spectaculaire. Le public a vraiment répondu. 

PAN M 360 : Que justifie le choix des œuvres au programme, au-delà de leurs compositeurs?

ANNE QUEFFÉLEC : Dans l’ensemble, ce sont des transcriptions, je trouve intéressant qu’il y ait ce jeu des métamorphoses. Par ailleurs, j’ai veillé aux enchaînements de pièces brèves qui ne doivent pas être coupées par les applaudissements. Il faut un parcours qui dessine une espèce d’image, qui rende compte d’une forme d’unité émotionnelle. En l’occurrence, ces pièces au programme sont méditatives, profondes, et je choisis de terminer par la Chaconne en sol majeur de Händel. C’est une sorte de bouquet final qui ouvre ce qui a été jusqu’alors dans l’harmonie et l’intériorité. La Chaconne, c’est le lever du soleil à la fin.

PAN M 360 : Et vous concluez ce programme avec Schubert, soit sa géniale Sonate pour piano en si bémol majeur, D. 960

ANNE QUEFFÉLEC : Son œuvre est d’une richesse vertigineuse. Il avait tout compris de la condition humaine. Si jeune, il savait de quoi il retourne dans l’existence, ce que signifiait à la fois d’être mortel et de toucher à l’infini. Mort à 31 ans, il n’avait été que jeune mais il était hors d’âge, hors du temps, hors des calendriers et des pendules. Assez tôt malade, il avait senti la fragilité de l’existence, il devait sentir qu’il avait peu de temps devant lui. Ses œuvres de sa toute dernière année de vie sont extrêmement vastes et longues, d’ailleurs. Avec peu de temps devant lui, il en prenait beaucoup et n’allait pas se priver. 

PAN M 360 : Vous devez vous étonner vous-même de vos propres découvertes à travers vos interprétations de cette œuvre.

ANNE QUEFFÉLEC : Je ne m’étonne pas de moi mais bien du caractère inépuisable de cette richesse musicale, soit dans l’articulation des choses, dans les modulations, dans la précision. Schubert donne de brillantes indications de phrasé, soucieux de la responsabilité de l’interprète. Il était précis! Dans cette œuvre écrite deux mois avant sa mort, il parle notamment d’un scherzo vivace con delicatezza; je trouve ça vraiment poignant d’imaginer cet homme qui sera mort deux mois plus tard et qui lui importe de jouer ce scherzo avec délicatesse. Ainsi le compositeur nous donne des clés pour son œuvre. Nous, interprètes, avons cette responsabilité d’en rendre compte.

PAN M 360 : Ce sera donc la conclusion du concert.

ANNE QUEFFÉLEC : Conclusion, point d’interrogation… À quoi au monde correspond la musique savante européenne? Elle touche une sorte d’abstraction mais en même temps vous avez des mélodies et des harmonies qui vous collent la chair de poule, qui se traduisent par une réaction physique. Dans le cerveau profond, on reconnaît quelque chose qui coïncide avec ce que la musique nous dit. Ça m’émerveille!

ANNE QUEFFÉLEC se produit à la Salle Bourgie le mardi 27 septembre à 19 h 30.

Pour infos et billets, c’est ICI

PROGRAMME

J. S. BACH
Prélude de choral Nunn komm’ der Heiden Heiland, BWV 659 (arr. F. Busoni)
Adagio du Concerto pour clavier en  mineur, BWV 974, d’après le Concerto pour hautbois en  mineur d’Alessandro Marcello
Largo du Concerto pour orgue en  mineur, BWV 596, d’après le Concerto pour deux violons en  mineur d’Antonio Vivaldi
Choral Jesu bleibet meine Freude, de la Cantate BWV 147 (arr. M. Hess)

D. SCARLATTI
Sonate en si mineur, K. 27
Sonate en mi majeur, K. 531
Sonate en  mineur, K. 32

HÄNDEL
Menuet de la Suite pour clavier en si bémol majeur, HWV 434 (arr. Wilhelm Kempff)
Chaconne en sol majeur, HWV 435

SCHUBERT
Sonate pour piano en si bémol majeur, D. 960

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