Sagot par Sagot

Entrevue réalisée par Alain Brunet

Le nouvel album solo de Julien Sagot est une victoire de la créativité sur la contrainte matérielle. Connu naguère en tant que membre de Karkwa, cet artiste polyvalent poursuit son petit bonhomme de chemin et rend publique la quatrième étape majeure de sa trajectoire soliloque.

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crédit photo: Philippe Richelet

Issu d’une famille parisienne immigrée à Montréal au début des années 90, Julien Sagot se lie d’amitié avec François Lafontaine dans le quartier Ahuntsic. Les adolescents se passionnent pour la musique, leur rêve devient réalité : ils sont parmi les membres fondateurs de Karkwa,  certes l’un des groupes les plus marquants au début de ce siècle en Amérique francophone. 

Tout au long de cette épopée, Julien Sagot incarne l’aile expérimentale de Karkwa, sans laquelle le groupe n’aurait jamais eu cette aura de singularité, cette signature qui fait toute la différence entre un groupe générique et un autre qui frappe l’imagination.

Sauf un bref retour sur scène avec le groupe de Patrick Watson il y a un peu plus de deux ans, Karkwa cessait ses activités en 2012, rien n’indique qu’elles reprendront un jour. Percussionniste au sein de Karkwa, le musicien autodidacte devint progressivement multi-instrumentiste, compositeur, parolier, réalisateur, artiste polyvalent. Depuis près d’une décennie, Sagot mène une carrière relativement discrète, sans compromis aucun. Encore aujourd’hui, il navigue en solitaire. 

On lui doit les albums Piano Mal (2012),  Valse 333 (2014) , Bleu Jane (2017), et l’imminent Sagot, sous étiquette Simone Records – sortie officielle le 12 mars. L’album a été conçu seul, sauf les saxophones de François D’Amours et les compléments vocaux de Frannie Holder. Voilà un album à la fois succinct et sensuel, à la fois pop et exploratoire comme Sagot sait fort bien le  faire avec les moyens du bord. Le musicien y parfait son art composite, le parolier y traite d’érotisme, d’amour, d’humanisme, de mort.

PAN M 360 : Quelle est la genèse de ce nouveau projet ?

JULIEN SAGOT :  Il y eut au départ la contrainte économique. Chaque fois que je terminais un album, j’étais à bout de souffle, je rentrais chez moi sans argent. Je n’avais plus un rond dans les poches après avoir payé tout le monde, les studios, la prod, la réalisation.  Heureusement, j’ai des revenus d’auteur et compositeur, cela m’a permis de surfer… Avant la pandémie, j’ai aussi fait beaucoup de studio, j’ai aussi enregistré et tourné avec Pierre Kwenders, ce fut une belle expérience.  Puis je suis retourné à mes propres projets. Or, mon album d’alors, Bleu Jane, est passé totalement dans le beurre… 

PAN M 360 :  Comment t’es-tu ressaisi?

JULIEN SAGOT : Je me suis mis au travail chez moi, seul. Pendant trois ans, j’ai créé avec mes instruments et des bricolages mis au point depuis l’époque de l’album Valse 333. J’avais alors commencé à utiliser des claviers bon marché, de vieilles machines à bandes, objets sonores  avec lesquels j’expérimente et que je peux utiliser dans différents contextes. Ces outils me permettent de  façonner mon propre son, mes couleurs, mes textures. 

PAN M 360 : Quelle est la différence méthodologique entre tes albums précédents et celui-ci?

JULIEN SAGOT :  J’ai continué à utiliser les mêmes outils que dans les albums précédents, à la différence que j’ai travaillé seul chez moi, sans groupe. J’ai joué de tous les instruments, basse, batterie, claviers, piano préparé, tous mes bidules. J’ai voulu me prouver que ces contraintes me conduiraient à une certaine épuration,  à des arrangements différents, à moins de largeur dans le son. J’avais l’idée de faire quelques chansons au départ, j’ai décidé d’aller plus loin. Finalement, je me suis retrouvé avec quelque chose d’assez cohérent. 

PAN M 360 : Tu t’es alors offert des collaborations. Frannie Holder pour certaines voix, François D’Amours pour les pistes de saxo.

JULIEN SAGOT :  Oui. Finalement, j’avais la matière d’un album, j’ai fini par embaucher  Frannie et François D’Amours. Tout un player!  Il a sorti l’attirail complet, il m’a vraiment gâté!  On s’est assis, on a trouvé une direction. J’aime les saxophones graves et les expressions langoureuses, il a donc joué du ténor et du baryton. Nous avons ensuite travaillé ses sons pour leur donner de la chaleur. J’ai toujours aimé le jazz et les instruments à vent, mais je n’avais jamais eu l’occasion de me lancer là-dedans. Avec les pièces, ça se mariait super bien. Mais il faut travailler ce son. François est un puriste, il ne travaille pas avec un pedal board (assortiment de pédales d’effets) , c’était plutôt à moi de trafiquer ce son et lui donner une direction, y ajouter de la distorsion avec une vieille Echolette, machine qui peut générer une belle distorsion du saxo sans en dénaturer le jeu. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec François, il a tellement de vocabulaire! Quand tu l’intègres à un projet plus pop comme le mien, il est capable de sortir du contexte, ça nous a fait tous deux un grand bien. 

PAN M 360 : Voilà donc un album multi-genres. Comment en décrirais-tu l’orientation musicale?

JULIEN SAGOT : C’est un mélange de chanson, de  musique instrumentale, d’électroacoustique. C’est plus proche de l’électroacoustique que de l’électronique car , plus souvent qu’autrement, j’y trafique des instruments existants. Je peux ainsi trouver de nouveaux sons, des timbres… Ces outils qui me permettent d’avoir une patte, une signature.

PAN M 360 : Et les textes?  Quels sont les changements à ce titre?

JULIEN SAGOT :  Ma femme m’a d’abord suggéré d’écrire des textes plus sensuels, plus érotiques, et jai trouvé que ça collait bien avec la direction que je prenais. Et j’y ai pris beaucoup de plaisir, c’est allé tout seul! Cette fois, je me suis peut-être trouvé un peu plus dans le réel, alors qu’auparavant j’étais plus dans les choses frisant le surréalisme et l’impressionnisme. Je préférais  exprimer des plans de vue, des visions, des regards, c’était un peu plus flou. Or, même si je me trouve plus dans le réel aujourd’hui, je reste davantage un observateur qu’un acteur dans mes récits.  

PAN M 360 : Il y a aussi ces archives de ton arrière-grand-père qui ont conduit à la chanson Cendre et descendre. Peut-on en savoir davantage?

JULIEN SAGOT : Lors d’une tournée en Europe, j’ai revu un vieil oncle qui m’a remis un manuscrit de mon arrière-grand-père Marius – du côté de ma mère. Il avait écrit ce texte dans les tranchées, lors de la Grande Guerre 1914-18. C’était vraiment troublant, j’en avais les larmes aux yeux.  Ses propos étaient terribles, il témoignait de conditions atroces, de cette chair à canon qu’il était lui-même. Dans le clip de la chanson, d’ailleurs tu peux voir des cartes postales de son régiment; des soldats sont dans la boue, ils feignent qu’ils sont sur le front. C’était un ordre des généraux qui obligeaient leurs soldats à faire ces photos de propagande. Ça m’a vraiment secoué, j’ai pensé alors faire une chanson sur la condition humaine, sur cette idée que l’homme est un loup pour l’homme. Sinon pour les autres textes de cet album, il y l’érotisme, la mort surréaliste d’une une femme obèse, la passion, l’amour… Ça reste des sentiments humains.  Après ça, c’est ta poésie qui entre en jeu, c’est ton angle narratif, la façon dont tu vois les choses. 

PAN M 360 : Ta voix grave et susurrée est gainsbourgienne, plusieurs l’ont sûrement noté. Et toi?

JULIEN SAGOT : Bien sur, je ne m’en cache pas. Mais je ne veux quand même pas faire un Gainsbourg de moi-même, je n’ai ni les compétences ni la prétention! Pour moi, Gainsbourg est  une maison, une école. Il a touché à tout, au classique, au jazz, au reggae, tant de choses. Pour la langue et la chanson françaises, il a fait un grand pas en avant.  Il est encore super inspirant, je ne m’en lasserai jamais.

PAN M 360 : Parmi les musiciens indés de la décennie 2000, tu es parmi ceux n’ayant fait aucun, mais aucune concession aux exigences de l’industrie de la musique. Bonne attitude, après le recul?

JULIEN SAGOT :  Il n’y aura jamais assez de zéros au prix de la liberté. Je sais bien que la période n’est vraiment pas propice, le monde numérique a des répercussions très néfastes dans tous les métiers de la création. Plusieurs comme moi  doivent désormais tout faire tout seuls, apprendre tout par eux-mêmes, faute de moyens financiers. Les ingénieurs du son n’ont plus de travail, les studios ferment, les musiciens accompagnateurs s’appauvrissent. Ce qui est triste, c’est que la qualité artistique en mange un coup. Et… ce problème n’intéresse ni les politiques ni les médias de masse. Il faudrait quand même se poser la question :  à quoi a-t-on envie de ressembler? Alors je me bats à ma façon, dans mon petit monde. Ça ne me dérange pas de ne pas être dans la course au succès de masse, je continue de proposer. Je souhaite seulement être capable de poursuivre.

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