Luc Gwiazdzinski : éprouver et réfléchir la nuit, de nuit

Entrevue réalisée par Salima Bouaraour

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Docteur en géographie, Professeur à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse (ENSAT), membre du laboratoire LRA (Laboratoire de Recherche en Architecture) et Président du conseil scientifique de la plateforme de la vie nocturne, Luc Gwiazdzinski est une solide référence et un allié de poids pour soutenir les oiseaux de nuit.

Il a longuement travaillé sur les temporalités, les rythmes urbains et la nuit. Grâce à la direction de nombreux colloques et recherches internationales sur ce thème, la quinzaine d’ouvrages publiés les dernières années font de lui une référence incontournable.

Invité au Sommet de La Nuit, les 17 et 18 mai derniers, Luc nous fait le plaisir de s’entretenir avec PAN M 360 pour tirer ses conclusions sur la dite conférence.

PAN M 360: Comment percevez-vous la vie nocturne montréalaise?

LUC GWIAZDZINSKI: Montréal la nuit ? C’est d’abord une image extérieure, celle que l’on a avant de découvrir la ville, celle d’une scène artistique dynamique particulière, une image singulière aussi sur le continent américain, un peu « canaille », que des chercheurs comme Will Straw ont bien étudiée, qui a fait sa spécificité. Montréal est connue dans le monde entier pour sa vie nocturne, sa scène culturelle, notamment musicale créative et pour sa tolérance.

De l’extérieur, Montréal c’est aussi une vie nocturne marquée par la question des saisonnalités avec une explosion de l’offre à la belle saison. Même si des avancées sont sans doute possibles, le respect de la diversité et des différences est une préoccupation centrale que l’on perçoit plus qu’ailleurs sans doute.

Montréal, c’est aussi l’image d’une scène musicale et notamment électro vivante qui rayonne même si on m’explique qu’elle est davantage cloisonnée depuis une dizaine d’années. Quand on circule dans la ville, on découvre une vie nocturne animée, même s’il faudrait du temps pour profiter de cette richesse, d’ouvrir toutes les portes. L’effervescence est là: dans l’événementiel, les festivals, mais aussi dans l’espace public de certains quartiers.

J’ai l’impression que toutes les pièces sont là pour une politique de la nuit, qu’il y a beaucoup d’atouts, d’avancées et que les acteurs ne sont pas toujours conscients de cette richesse. Au- delà de la question de la vie nocturne, on attend beaucoup des pouvoirs publics. Ils ont sans doute les moyens d’ouvrir encore plus largement la question de la nuit, de réunir l’ensemble des acteurs en dépassant la seule question festive pour déployer le cadre d’une politique publique de la nuit qui permette à chacun de s’accorder et de cohabiter. Montreal la nuit ? C’est vivant!

PAN M 360: Quel bilan faites-vous du Sommet de la Nuit quant aux sujets évoqués, débattus et aux intervenant.es invité.es?

LUC GWIAZDZINSKI: Ce sommet de la nuit en fut un. Les organisateurs ont réussi à réunir de nombreux acteurs de la nuit montréalaise. De vrais débats et échanges ont eu lieu entre les acteurs (citoyens, artistes, responsables d’établissements de bar, de salles de spectacle…) présents autour de « l’espace infini de la nuit ». Le rapport du cabinet de consultants a apporté un éclairage chiffré sur les nuits de Montréal et des éléments sur le positionnement continental et international de la métropole confirmant une place à part et la possibilité pour les créateurs de s’y installer à des coûts moindres que dans d’autres métropoles.

Les organisateurs ont réussi à rassembler des personnes du monde entier pour nourrir la réflexion et le débat sur la vie nocturne en ouvrant aussi sur le jour, l’espace public, l’urbanité. Un véritable feu d’artifice urbi et orbi ! Je suis sorti épuisé de chaque journée.

Des questions concrètes se posent : horaires d’ouverture des lieux culturels, révision du règlement sur le bruit, zonage, médiation sur le bruit, urbanisme, mais aussi prospective afin que l’animation nocturne ne soit pas relayée hors de la ville et que les lieux alternatifs subsistent malgré la gentrification. Les préoccupations environnementales, les questions d’éthique, d’inclusion étaient aussi présentes tout comme celle de l’accès des femmes à la nuit. Le géographe que je suis se réjouit que l’on ait accepté de réfléchir la nuit comme un espace et pas seulement comme un temps. Si, comme je le crois, la ville doit rester un « lieu de maximisation des interactions » et de rencontre, alors il faut réfléchir aux dispositifs qui permettent de garder son centre animé et vivant avec des lieux de diffusion ouverts. Il faut imaginer comment élargir l’accès à la nuit sans empiéter pour autant sur le droit au sommeil : extension des horaires d’ouverture, des horaires de transport public, des lieux accessibles hors de la géographie classique et des structures habituelles, sécurisation des parcours et prévention.

Deux petits regrets. Le premier est que les conférences, les débats, des échanges n’aient pas eu lieu de nuit. Enveloppés par la nuit, nous aurions sans doute pu aller plus loin dans les échanges. Éprouver et réfléchir la nuit, de nuit : c’est une proposition que j’ai faite à Mathieu Grondin et à son équipe pour la prochaine édition. Je la renouvelle ici.

Le second est que les politiques n’aient pas pu être présents pour participer aux débats, profiter de la richesse des contributions et développer une logique de co-construction et non comme réceptable de revendications. J’espère que la richesse des débats sera retranscrite et qu’ils pourront en prendre connaissance comme l’ensemble de la population.

Le sommet a démontré une fois de plus le pouvoir heuristique de la nuit et son intérêt pour les villes, le débat public. La nuit est la compétence de tout le monde et de personne. Elle oblige au partenariat, à l’échange. Elle permet un débat où chacun peut participer car il a une expérience particulière de la nuit en cassant les représentations classiques. Avec la nuit, on met en évidence la complexité de la vie en société, les contradictions, les ambiguïtés même et le besoin de tenir ensemble les individus, les groupes, les quartiers de la ville. Dormir. Travailler. S’approvisionner. S’amuser. Là, peuvent s’élaborer des réponses concrètes qui répondent aux besoins des habitants en termes de proximité, d’accessibilité, d’hospitalité, de convivialité, de solidarité, d’inclusion. En cela la réflexion en matière d’urbanisme est centrale.

PAN M 360: Selon vous, quelles sont les perspectives d’évolution vers un décloisonnement total à Montréal?

LUC GWIAZDZINSKI: Cette mobilisation et l’existence d’un écosystème des acteurs de la nuit sont des atouts pour la ville. Je pense qu’il faut toujours chercher à inclure cette dynamique dans une réflexion plus large pour une politique publique de la nuit qui associe l’ensemble des acteurs du système urbain dans tous les domaines (santé, éducation, transport, environnement, culture, éducation, sécurité, social …) et dans une logique de « droit à la ville » et de cohabitation apaisée. La priorité est sans doute d’associer celles et ceux qui n’étaient pas présents, ne s’intéressent pas encore à la nuit ou qui défendent le droit au sommeil. C’est avec eux aussi qu’il faut partager des diagnostics, se connaître, trouver des compromis même temporaires, réfléchir à des solutions en termes d’urbanisme, de chartes nocturnes, articuler le court et le moyen terme. L’après Covid est l’occasion de se rapprocher, de s’écouter, de se connaître et d’avancer ensemble.

Le dialogue avec les autorités locales, les élus et les administrations est central. Je crois que le sommet de Montréal s’inscrit dans une dynamique de « territoire apprenant » où chaque acteur apprend de l’autre, une sorte d’éducation à la nuit. Sur un tel champ et dans une telle complexité, la nuit est l’occasion d’un véritable décloisonnement qui peut aussi profiter au jour. Tout le monde est sorti plus cultivé, informé sur la nuit et par la nuit. Chacun a accepté d’« exister », au sens, « d’être au-devant de soi dans la rencontre », avec respect. Il faut poursuivre sur différentes scènes à imaginer. Mais tous les ingrédients sont là. Le statut particulier de MTL24/24 devrait faciliter les choses.

PAN M 360: Après tant d’années où les études de la nuit sont passées quasi-inaperçues, comment vivez-vous cet engouement mondial sur ces questions, aujourd’hui?

LUC GWIAZDZINSKI: C’est une formidable évolution! Quand il y a un quart de siècle, on voulait lancer une recherche sur la nuit, tout le monde souriait et se détournait. Quand on proposait d’élire des maires de la nuit, de mettre en place des conseils et des assemblées nocturnes, quand on invitait élus, chercheur-es, artistes, citoyen-nes à partir explorer la nuit, nouvelle frontière de la ville, on espérait qu’un jour, une nuit, la nuit soit invitée dans l’actualité du jour.

J’ai espéré que cette prise de conscience soit plus rapide et j’ai œuvré avec d’autres dans ce sens comme chercheur, enseignant, acteur et citoyen. Il faut cependant se réjouir de la mobilisation actuelle dont « MTL au sommet de la nuit » est à la fois un indicateur et un acteur. Cette dynamique existe dans la recherche comme dans d’autres secteurs. La nuit est devenue un enjeu en termes de culture, d’environnement, d’économie et de social. Les acteurs de la nuit se fédèrent et prennent des initiatives pour défendre leurs intérêts, montrer l’importance de ce temps longtemps oublié en termes d’emploi, d’économie mais aussi de lien social. Les écologues ont montré les enjeux en termes de biodiversité.

La recherche se structure autour des « Nights studies » qui réunissent désormais des scientifiques de différentes disciplines dans une recherche joyeuse ouverte sur la société, des collectifs internationaux et « indisciplinaires » qui dialoguent avec les acteurs publics et privés et la création artistique. Parallèlement, les pouvoirs publics se mobilisent – surtout dans les villes – autour de diagnostics, de plateformes ouvertes d’échanges et on voit s’esquisser les contours des politiques publiques de la nuit. Les chercheurs y contribuent.

Rien n’est gagné. La nuit est en chantier et tous les acteurs sont invités à y participer. On voit émerger une « pensée nuitale » qui échappe aux réponses binaires du jour – ouvert ou fermé – pour réfléchir sur les nuances, le curseur, l’expérimentation, la possibilité de revenir en arrière. Sur l’éclairage par exemple : « sans lumière pas de ville la nuit et trop de lumière tue la nuit ». La nuit oblige à quitter une métaphysique du stable et du permanent pour aller vers une approche plus souple, adaptée, réversible, expérimentale. Plus rien ne s’appose à la nuit. En

Europe, le réchauffement climatique – qui pose la question du davantage des activités vers les soirées moins chaudes – et le coût de l’énergie – qui oblige à davantage de sobriété – vont obliger les chercheurs et pouvoirs publics à se mobiliser encore pour élaborer des solutions originales entre des injonctions paradoxales. Au-delà de la nuit, cette mobilisation oblige la recherche en urbanisme et les acteurs à déployer une approche qui intègre le temps et le temporaire.

PAN M 360: Quel message voudriez-vous partager à l’administration Plante?

LUC GWIAZDZINSKI: Je crois qu’ils sont engagés depuis un moment dans la réflexion et qu’ils n’ont pas vraiment besoin de moi. Mais puisque vous m’y invitez, je peux cependant suggérer quelques pistes concrètes à l’issue de ce nouveau sommet :

  • Poursuivre la dynamique collective, profiter des acquis de ce sommet et des acteurs mobilisés pour aller de l’avant dans la réflexion et les actions. C’est une chance d’avoir un milieu organisé, mobilisé et moteur. La nuit est un milieu vivant dont il faut prendre soin, un indicateur aussi de l’état de nos sociétés.
  • Lancer des « États généraux de la nuit » de manière à disposer d’un état des lieux partagé et contrasté de la nuit avec l’ensemble des acteurs publics et privés de la nuit, de l’animation, de la sécurité, du transport, de la lumière, du travail social, de la santé, de l’environnement, des élus, des chercheurs, des techniciens, des usagers et des habitants de la nuit, fêtards et travailleurs. D’autres villes comme Paris, Genève se sont appuyées sur un tel moment de décloisonnement et de partage au cours de leur réflexion. Sur une question aussi sensible et soumise à tant de représentations contrastées, ce partage du diagnostic est central. Il faut multiplier les moments de synchronisation pour construire des politiques adaptées et faire vivre un écosystème complexe. Il me semble que c’est le bon moment, une sorte de kairos.
  • Mettre en place une démarche de « Traversée nocturne » de la métropole avec ces mêmes acteurs pour construire un diagnostic partagé in situ et in vivo.
  • Lancer le projet symbolique – dont j’ai entendu parler à Montréal – de « Mairie de la nuit ». Ce bâtiment serait une première mondiale : un lieu ouvert, gratuit, d’accueil, d’exposition, de recherche, de débat ; une oasis avec un socle de services minimum ; un lieu de vie, d’information, de sensibilisation qui resterait ouvert en plein jour et serait en lien avec le reste de la ville. Les designers, artistes et architectes mobilisés pendant le sommet pourraient travailler ensemble sur les différents aspects de ce projet et imaginer les contours d’un design de la nuit pour le bâtiment et ses alentours. Ce projet pilote permettrait sans nul doute d’irriguer la réflexion sur un urbanisme et une architecture pour la nuit à Montréal et ailleurs. Un lieu pour habiter la nuit. Tout un symbole pour Montréal et au-delà pour la réflexion et l’action.
  • Imaginer et déployer avec les différents acteurs des projets pilotes avec des financements associés, les co-évaluer avant de les intégrer ou non dans de nouvelles politiques publiques.
  • Dessiner une feuille de route nocturne pour les prochaines années pour avancer ensemble dans la nuit, avec des étapes et des adaptations permanentes, dans une logique de médiation et un contexte d’incertitude.

Sans doute travaillent-ils déjà sur ces projets. Sinon, nous sommes disponibles pour y réfléchir. Le statut original de Montréal 24h est un atout.

C’est la nuit que l’on refait le monde. À Montréal comme ailleurs, on peut rêver de nuits plus belles que nos jours. Travailler sur la nuit, c’est aussi inventer des solutions pour le jour, pour une nuit plurielle, accessible, inclusive et hospitalière. Comme le disent les organisateurs : « une autre nuit est possible ». Mieux encore: « d’autres nuits sont possibles ».

Pour aller plus loin :

MTL 24/24

Podcast Radio France https://www.radiofrance.fr/personnes/luc-gwiazdzinski

Ouvrages de référence: https://www.elyascop.fr/catalogue/auteurs/luc-gwiazdzinski

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