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Luciano Berio (1925-2003) est le premier nom italien qui vient en tête lorsqu’il est question de musique contemporaine de la seconde tranche du 20e siècle. Surtout pour sa musique instrumentale mais aussi pour ses explorations en territoire électroacoustique, Berio s’est taillé une réputation monumentale dans les avant-gardes institutionnelles, soit à travers ses résidences américaines, françaises, et italiennes il va sans dire. De 1947, année de son entrée dans la vie publique avec l’exécution d’une suite pour piano de son cru, à sa mort en 2003. Berio aura composé cinq quatuors à cordes superbement maîtrisés dans le cas qui nous occupe. Le Quatuor Molinari a mis le temps pour approfondir ces œuvres, les jouer devant public et finalement les enregistrer. L’intégrale des quatuors à cordes a été rendue publique sous étiquette Atma Classique, profitons de cette sortie encore récente pour en causer à Olga Ranzenhofer, premier violon et directrice artistique du Molinari. L’entretien a été mené par Alain Brunet pour PAN M 360.
PAN M 360: Rappelez-nous l’historique du Molinari avec ces œuvres jouées devant public avant qu’elles fussent enregistrées.
Olga Ranzenhofer : En effet, nous vivons avec ces œuvres depuis deux ans. Nous avons joué l’intégrale des cinq quatuors de Luciano Berio pour la première fois en mai 2023. Il est toujours bon de laisser dormir des œuvres puis de les reprendre. Nous les avons retravaillées au cours de l’été 2024, puis les avons jouées en concert à l’automne juste avant de les enregistrer. L’année 2025 est celle du centenaire du compositeur et nous allons refaire l’intégrale cette fois pour un important colloque qui se tiendra à l’université McGill en octobre prochain et intitulé Gestures, Words, Sounds: The Creative Worlds of Cathy Berberian and Luciano Berio. C’est vraiment satisfaisant de pouvoir rejouer ces chefs-d’œuvre plusieurs fois, car à chaque reprise on sent que notre interprétation prend de la maturité, on on devient de plus en plus à l’aise avec les quatuors.
PAN M 360 : Aux lendemains de la 2e Guerre mondiale les premières œuvres de Berio sont rendues publiques, son premier quatuor à cordes l’est en 1952 : Study. Où en était alors le compositeur associé encore aujourd’hui à cette vague de musique contemporaine de l’Après-Guerre?
Olga Ranzenhofer: Comme le laisse entendre le titre, c’est une œuvre de jeunesse, une étude. Écrite durant un stage d’été à Tanglewood en 1952, c’est celle d’un jeune compositeur dont la main est déjà sûre, mais qui n’a pas encore trouvé sa propre voix. On y retrouve les éléments d’une écriture classique du quatuor à cordes : mélodie accompagnée, imitations, homorythmie, richesse harmonique, contresujet, etc. Berio a dit de ce quatuor qu’il était même un peu empreint d’un esprit viennois.
PAN M 360: Quelles en sont les caractéristiques? Quels sont les enjeux de l’exécution?
Olga Ranzenhofer: C’est une œuvre très délicate à jouer : certains nuances étant très douces, il faut trouver la bonne sonorité et une couleur transparente tandis que d’autres passages sont très forts et intenses et en homorythmies. Study est une œuvre courte et pleine de contrastes qui est très agréable à jouer et à entendre.
PAN M 360 : En 1956, était créé Quartetto per archi. On peut qualifier cette musique de « sérialisme généralisé », qu’en dites-vous? Comment cette œuvre est-elle construite Comment l’aborde le Molinari?
Olga Ranzenhofer: Quel chemin parcouru en quatre années depuis Study! C’est le système d’écriture qui domine sur la thématique dans cette œuvre. Je vois cette œuvre comme du Webern exposant 10! Comme dans la musique de Webern, chaque note est essentielle et revêt une importance primordiale. La caractéristique principale du sérialisme est que toutes les notes suivent un ordre prédéterminé, qui s’appelle une série. Dans cette œuvre, même les nuances suivent cette méthode. De plus, il n’y a pas d’hiérarchie, toutes les notes sont égales; au niveau des nuances, un ppp est aussi important qu’un fff !
Il y a tellement de paramètres à maîtriser dans une œuvre comme celle-ci : les notes, les rythmes, les nombreux changements de tempo, les articulations, les mode de jeu, les nuances, les vitesses de vibrato, etc.
Pour réussir à dominer toutes ces informations, on doit commencer par beaucoup de travail personnel. Une des grandes difficultés est aussi de sentir les changements de tempo ensemble, en tant que quatuor. Pierre-Alain, notre violoncelliste nous a créé un «click-track», c’est-à-dire une piste métronomique incorporant tous les changements de vitesse. Ça été un outil essentiel pour pouvoir bien intégrer la rythmique changeante de l‘œuvre.
Lorsqu’on arrive à dominer tous les paramètres, la satisfaction et le plaisir sont très grands. Ça devient même enivrant!
PAN M 360 : En 1964, l’œuvre Sincronie voyait le jour. On dit de cette œuvre qu’elle est issue d’une période de « grande euphorie créatrice ». Au coeur des années 60, Berio était aussi parmi les pionniers de l’électroacoustique, sans toutefois délaisser la musique instrumentale. Comment « l’euphorie créatrice » a-t-elle fait son œuvre dans Sincronie? Quels sont les défis de cette œuvre pour chaque interprète du Molinari?
Olga Ranzenhofer: Il n’est plus question de mélodie ou d’harmonie dans cette œuvre. Tout ce qu’il reste des quatuors précédents ce sont les jeux de timbre très évolués de Quartetto per archi. La préoccupation première de Berio dans Sincronie est le geste. Cet élan est tantôt synchrone dans les 4 instruments, tantôt tous semblent évoluer dans des mondes différents.
Berio exprime très clairement la notion de synchronie : « les quatre participants élaborent la même séquence de blocs harmoniques en disant simultanément la même chose de manière différente ».
L’œuvre est divisée en de nombreuses sections contrastantes. Celles-ci sont parfois presque inaudibles, d’une grande douceur ou méditatives tandis que d’autres sont d’une violence extrême et très fortes.
Cette œuvre est probablement la plus difficile que le Molinari ait jouée. Techniquement, les défis de chaque instrumentiste sont énormes puis à cela s’ajoutent les rythmes complexes à jouer en homorythmie et tous les changements de tempo. Une fois ces défis maîtrisés, le résultat est très impressionnant.
PAN M 360 : En 1993, était créée Notturno (Quartetto III), une commande du Quatuor Alban Berg, dédiée au chef d’orchestre Lorin Maazel. On observe un écart de 29 ans entre cette œuvre et la précédente. Comment cela s’explique?
Olga Ranzenhofer: Pendant ces presque trente années entre Sincronie et Notturno, Berio a beaucoup écrit pour la voix. Même ses œuvres instrumentales deviennent plus vocales, plus expressives. Avec Notturno, son chef-d’œuvre pour quatuor, la voix est celle des victimes de l’Holocauste. En exergue de la partition, Berio cite Paul Celan, écrivain et survivant de cette horreur : « À vous la parole réduite au silence». Le quatuor fait entendre des chuchotements, des soupirs, des bribes de conversations étouffées ainsi que des cris et des affrontements dramatiques. Cette œuvre porte une grande charge émotive. Berio indique les caractères souhaités dans chaque nouvelle section : lontano e parlando, agitato, dolcemente e semplice, deciso, misterioso, obsessivo, immobile, sospeso, etc.
Les nuances extrêmes de pppp irriguent la partition tout comme les jeux de couleurs obtenues par le bariolage sur plusieurs cordes d’une même note créant ainsi un effet de fragilité. L’expression est au cœur de cette œuvre d’une grande beauté.
PAN M 360: En 1997 paraît Glosse. Quelles sont les différences formelles entre cette dernière partie de sa vie et celle des années 40-50-60? Comment cela se manifeste-t-il dans l’écriture de ce quatuor?
Olga Ranzenhofer: Le dernier quatuor de Berio est une pièce de concours. Il avait déjà mis sur papier des esquisses pour une nouvelle œuvre lorsqu’on lui a demandé d’écrire la pièce imposée pour le concours de quatuors à cordes Borciani. Il est donc parti de ses esquisses et les a assemblées sans chercher à créer des liens entre les différentes sections ou à créer une partition homogène et structurée. Bien évidemment, une pièce de concours comprend de grandes difficultés techniques et d’ensemble en plus de mettre en évidence les qualités de chaque instrumentiste du quatuor. Berio a dit de cette œuvre que c’était un commentaire sur un quatuor virtuel, une œuvre qui n’existe pas. On ne peut que sourire lorsqu’on pense qu’au moment d’écrire Glosse en 1997, nous n’étions qu’aux débuts de cette ère nouvelle où le virtuel est devenu omniprésent dans toutes les sphères de la vie quotidienne.