Jorane : vivre dans l’instinct présent

Entrevue réalisée par Luc Marchessault

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Le propre d’une créatrice, c’est de ne pas avoir froid aux yeux. C’est le mot d’ordre que suit Jorane depuis un bon quart de siècle. Son violoncelle et elle ont beaucoup voyagé, au gré d’un itinéraire largement dicté par l’instinct et empreint d’une liberté peu commune. Aujourd’hui, après six ans de gestation, Jorane présente le volet sonore – qui totalise 80 minutes de musique – d’Hemenetset, une œuvre collective qui se déploiera sur scène en 2022. Pan M 360 a discuté avec Jorane de la genèse ainsi que des tenants et aboutissants de ce projet d’envergure.



Pan M 360 : Bravo Jorane pour Hemenetset, ce nouvel opus ambitieux ayant pour thème l’instinct, une autre pierre – une grosse pierre! – à ton édifice musical. C’est un projet inédit, ici, par sa forme et son ampleur : une œuvre de 80 minutes de musique de pointe, où des voix s’adressent à nous dans une langue qu’on comprend sans la connaître. Tu y songeais depuis longtemps?

Jorane : J’ai l’impression de passer à quelque chose de plus gros qu’un nouveau chapitre, dans ma carrière; je dirais plutôt un nouveau tome! Ou alors un nouvel étage, si l’on parle d’un édifice. Je me fie beaucoup à mon instinct, dans ma vie et ma carrière. J’ai collaboré, comme conceptrice musicale, à différents projets de théâtre, de cinéma, de danse et de cirque. En théâtre, on côtoie toute l’équipe, les costumiers, le metteur en scène, les acteurs et ainsi de suite. J’ai toujours bouillonné d’idées et d’images; après avoir offert à d’autres ma vision de la musique, je voulais être au centre d’une expérience où des collaborateurs m’offriraient leur vision. Avoir le luxe et la joie de m’entourer de créateurs-concepteurs qui, avec leur talent, allaient porter, façonner ce projet avec moi. Pour ce qui est de l’origine de Hemenetset, tout a commencé au Festival de jazz en 2015, quand on m’a donné carte blanche pour deux concerts. Ça, c’est la plus belle proposition qu’on peut me faire! En fait, même avant, au Festival d’été de Québec à l’époque de Vent fou, on m’avait offert de faire une « patente » au D’Auteuil, patente qui est devenue 16 mm. Le Centre d’arts Orford m’avait aussi offert une carte blanche avec un quatuor à cordes, puis j’ai été en résidence à la Place des arts. Toutes ces occasions m’ont menée vers Hemenetset.

Pan M 360 : Pour Hemenetset, dix musiciens chevronnés font équipe avec toi (on connaît Martin Lizotte, Geneviève Toupin et Chloé Lacasse, Sophie Coderre fait partie du Quatuor Rhapsodie). Un mini-orchestre symphonique, donc. Et ce sont tous des créateurs sonores. Tu les as choisis soigneusement et ça paraît, la cohésion est totale. Pour toi qui œuvres souvent en solo, comme sur Mélopée paru en 2014, est-ce que cette masse de stimulation créatrice a été complexe à gérer?

Jorane : À l’époque de Mélopée, on était dans le maternel, la douceur, le rassurant, l’enveloppant. Hemenetset vise plutôt à stimuler, à réveiller ce qui dort en nous. Alors oui, tous les participants ont été choisis avec minutie. Si on me convie à des projets où je n’aurai pas voix au chapitre, je dis « Désolé, je ne suis pas la bonne personne ». Donc, chacun des musiciens est incarné, impliqué et doit faire jaillir sa personnalité. Quand John Coltrane recevait une invitation de Miles Davis, il ne lui demandait pas de voir la partition. Si je propose une maquette à un musicien, je veux qu’il l’enrichisse!

Pan M 360 : Les auteurs que tu mentionnes au nombre de tes influences pour ce projet (Clarissa Pinkola Estés, Abdennour Bidar, Jill Bolte Taylor et Emanuele Coccia) sont des psychanalystes, philosophes ou scientifiques qui semblent avoir au moins un point en commun : l’humanisme. Et toi tu transformes cet humanisme en fresque sonore. C’est important pour le musicophile de savoir ça. Musicalement, qui t’inspire? On perçoit des trucs, comme Kate Bush, bien sûr, Dead Can Dance, Joanna Newsom, Björk, Ane Brun, les chants bulgares au début de La beauté sauvage de la féminitude

Jorane : Les inspirations des livres sont primordiales, fondatrices dans ma création musicale. Musicalement, j’en viens à Marc Bell qui a coréalisé l’album avec moi. Toutes les partitions acoustiques ont été enregistrées au studio Piccolo, puis les voix chez Troublemaker, le studio de Marc. Nous avions en tête, pour les cordes, une esthétique s’apparentant à celle de Jóhann Jóhannsson, Sigur Rós ou Nils Frahm; nous avons opté pour un son plus froid, plutôt dans les hautes. Nous tenions compte de l’ajout subséquent d’éléments électroniques pour faire exploser les dimensions de cette musique. J’ai décidé de travailler avec Marc parce que c’est un compositeur-producteur d’événements à grand déploiement et multimédias. Son principal instrument, c’est le studio. Sa force, c’est la manipulation et la transformation du son. Ça suit le travail que j’avais commencé avec Robert Normandeau sur Antimatière, qui était plutôt électroacoustique. Marc était en mesure de plonger dans l’architecture différente et imposante d’Hemenetset, qui est vraiment construite comme une trame sonore de film. Au départ, on était à la recherche de territoires sans comparatifs; on avait la permission de tout essayer. On a passé 100 jours en studio, ç’a été la « ride » de studio de notre vie!

Et pour revenir aux influences, j’écoute de tout, des trucs qui viennent de partout. Je cite quelqu’un dont j’oublie le nom, « Nous sommes la somme de tout ce que nous avons vécu, vu et entendu ». Dans ce projet, tous les concepteurs parlent de leurs inspirations, que ce soit pour la pochette, les costumes, les éclairages, etc. Les voix bulgares, c’est drôle parce qu’il y en avait sur la playlist que Damian Siqueiros, le photographe, s’était faite pour les séances. Puis, je reprends la citation de Kathryn D. Sullivan qui figure dans le communiqué : « La vraie valeur d’une expérience se mesure à l’inspiration qu’elle donne aux autres. »

Pan M 360 : Tu touches à la musique électroacoustique et contemporaine dans ce projet, au-delà des objectifs mélodiques ou symphoniques. C’est bien d’orienter les gens vers ça. Nous avons eu, et avons toujours, de grandes compositrices de musique électroacoustique au Québec : Gisèle Ricard, Marcelle Deschênes, Roxane Turcotte… Elles sont malheureusement méconnues.

Jorane : Parfois, il faut trouver des façons de donner aux gens l’envie de l’aventure. Quelqu’un disait qu’à partir d’un certain âge, les gens se mettent à réécouter les trucs de leur adolescence… Il faut leur donner envie d’écouter autre chose, mais en ce moment c’est difficile, à cause de la dématérialisation. Sans support matériel, on ne retient que ce qu’on vient tout juste d’écouter.

Pan M 360 : Hemenetset se matérialisera sur scène en 2022.

Jorane : Il y aura une avant-première à Québec en avril, puis la première officielle au théâtre Outremont. On a fait des résidences comme on pouvait, l’année dernière ou celle d’avant – je perds la notion du temps, avec la pandémie –, avec l’équipe de concepteurs, dont François Blouin à la mise en scène. D’ailleurs, c’est lui qui a conçu la page interactive pour la pièce Les tectoniques (NDLR : lien ci-dessous). Chacune des cases « végétales » sur lesquelles on peut cliquer correspond à une couche de son (violoncelle, cordes, voix, synthés, etc.). Les gens peuvent donc jouer avec la pièce. Ce sont des codeurs d’Ottomata qui ont concrétisé ce concept. Ça illustre bien l’expérience Hemenetset, ce sont les trois grands thèmes que je voulais réunir : formes d’arts diverses, technologies d’avant-garde et rituels.

Pan M 360 : On va en faire l’expérience et on a bien hâte d’entendre et de voir tout ça sur scène. Merci beaucoup, Jorane, pour cette entrevue et longue vie à Hemenetset!

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