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Avec Savages, elle s’était construit une identité artistique et …
« Il me fallait voir comment l’enrichir et non la déconstruire. J’avais envie d’être un personnage qu’on peut dessiner d’un seul trait. Dans Savages, je faisais le choix de ne pas dire des choses me concernant, personne ne m’en empêchait, remarquez. C’est moi qui décidais de restreindre pour être claire, facilement identifiable. Je crois d’ailleurs que cela nous a beaucoup servis dans Savages; le groupe avait une âme, nous étions tous en accord avec cette identité, nous allions tous dans la même direction. »
L’image de la pochette de l’album To Love Is To Live ne ment pas : Jehnny Beth tenait à se dévoiler sans complaisance :
« Pour la pochette de l’album, raconte-t-elle pour étoffer son explication, nous avons décidé de fermer les pores de la peau de l’image. Une image sans regrets qui représentait une certaine force, ce qui est un des thèmes récurrents de cet album et aussi de mes chansons en général, je pense à l’album Adore Life. Ainsi je creuse mon propre sillon même si je fais un pas de côté. C’est un petit peu cliché de le dire, mais cet album est une façon de révéler des côtés de moi que je n’exprimais pas dans Savages. Je me suis dit que c’était l’occasion pour moi de le faire. On m’a aidée à le penser et à faire cet album, Romy Madley Croft, par exemple. »
Avant d’amorcer ce processus créatif, Jehnny Beth ne savait que faire de ses pensées contradictoires, source essentielle des textes dans To Love Is To Live.
« J’étais pleine de culpabilité et de honte par rapport à des pensées qui me traversaient, confie-t-elle. J’ai la chance de pouvoir en faire des chansons, de me mettre en dialogue avec moi-même. Du coup, j’essaie de comprendre un peu. Alors j’ai commencé par explorer les pensées qui me tenaient éveillée la nuit. J’étais dans l’incapacité de faire cet album en évitant de parler de ce qui me dérangeait tant chez moi. L’humain est imparfait, traversé par des pensées contradictoires, on a tendance à ne pas mettre cette complexité de l’avant. Or, je trouve que l’art est justement là pour ça ! »
Notre interviewée prend l’exemple de sa chanson I’m the man :
« Le texte y évoque la nécessité d’assumer la responsabilité du mal qui existe dans le monde, pas juste de l’autre côté de la planète, mais aussi chez mon voisin ou carrément chez moi. Cet homme que je décris dans cette chanson, c’est aussi moi. Cette responsabilité rejaillit dans le contexte de nos échecs actuels par rapport au racisme. Il faut se regarder en face, se voir sans complaisance et l’art est là pour ce faire. Je ne veux donc pas me montrer seulement sous mon beau jour. Je refuse de tracer une ligne blanche séparant le bien d’un côté, le mal de l’autre et me placer du bon côté en affirmant que j’ai des pensées pures. Non! On ne doit pas avoir une voix pure pour s’autoriser à s’exprimer. C’est pourquoi j’ai travaillé avec Joe Talbot de Idles; il a le courage de dire avoir été un homme jaloux qui peut l’être encore et je me bagarre avec cette violence en moi. Et moi, je dis la même chose, sauf que je suis une femme. »
Force est de déduire que le « doute de soi, l’apathie et l’isolement » sont des vecteurs essentiels dans To Love Is To Live, Jehnny Beth l’assure :
« Mais ce n’est pas que ça, tient-elle à préciser. Je juxtapose ces états d’âme plus sombres à d’autres états qui les brisent. Comme si on avait travaillé pour un sentiment de bonheur en traversant tout ça. Par exemple, le texte de French Countryside fut écrit en avion pendant une séquence de dures perturbations. Je croyais alors que nous allions nous écraser, j’avais commencé à faire mon bilan; il m’aurait fallu aimer mieux, poser de meilleurs gestes, me montrer plus généreuse, être meilleure, etc. Et puis l’avion s’est posé, j’ai survécu! (rires) Les jours suivants, j’ai vraiment apprécié la vie, les fleurs et les oiseaux… avant d’oublier. Il importe de ne pas oublier. »
Côté genre, l’image que projette l’artiste est clairement en phase avec le queerisme et la diversification des identités sexuelles. Elle corrobore sans entrer dans les détails :
« Je suis une femme qui fait de l’art en 2020 et qui reflète ce que les femmes deviennent en 2020. Je ne fais pas ça par envie politique mais de toute façon, je le fais, je suis une femme. Après, je n’ai jamais trop compris l’étiquette de la garçonne, du garçon manqué. On ne se rend pas forcément compte… »
Flood, Atticus Ross et Johnny Hostile ont coréalisé To Love Is To Live, projet visiblement ambitieux vu la réputation des professionnels ici recrutés.
« Johnny Hostile, dit Jehnny Beth, est beaucoup plus que mon accompagnateur depuis 15 ans. Il est notamment le réalisateur de plusieurs chansons sur cet album. J’aime bien le décrire comme ma muse car il m’inspire énormément; il me suggère toujours de nouvelles idées, il m’accorde une grande liberté et me donne de la force. C’est mutuel, d’ailleurs. Quant à Flood, il est débarqué pour améliorer les choses, entre autres me faire enregistrer sans casque d’écoute avec les enceintes ouvertes. « Dis-moi ce que tu ressens, ne me dis pas ce que tu penses », me suggérait-il! De son côté, Atticus Ross a ajouté des couches et des couches de sons sur les musiques originelles. »
À l’évidence, To Love Is To Live n’est pas un album rock pur jus, Jehnny Beth n’a pas puisé dans les années 80 et 90 comme elle faisait dans Savages avec le succès qu’on lui connaît. À l’évidence, elle a pris un autre chemin et ajouté des cordes à son arc, enrichi un parcours pour le moins atypique.
Originaire de Poitiers, Jehnny Beth avait vécu plus d’une décennie à Londres où elle cofonda les groupes Pop Noires et Savages. Elle s’est établie à Paris depuis trois ans et poursuit une approche multipolaire. Elle fut nommée aux César dans la catégorie « Actrice la plus prometteuse » pour le film An Impossible Love. Elle joue dans Kaamelott d’Alexandre Astier, dont la sortie est prévue dans quelques mois. Elle a récemment lancé une nouvelle série musicale pour Arte, intitulée Echoes with Jehnny Beth. Elle a aussi publié un recueil de nouvelles érotiques, Crimes Against Love Memories (CALM). Sur Apple Music, elle anime depuis quelques années l’émission web radio Start Making Sense.
« Animer l’émission Start Making Sense sur Apple Music, soulève-t-elle, m’a obligée à écouter beaucoup de musique et m’a conduite à l’éclectisme. Ce que ne n’avais jamais fait auparavant. Ça a vraiment changé ma vie et ça m’a connectée à ce qui se passe maintenant. Prenez Blackstar de Bowie, l’album de Beyoncé paru en 2013 ou encore To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar; ces enregistrements mélangent les genres et cassent les codes structurels des chansons. De tels albums reflètent la fragmentation du monde actuel, ils commandent un état d’esprit discontinu et déstructuré. »
Voilà qui justifie amplement le choix de ses nouvelles orientations poétiques et musicales, est-on tenté d’ajouter.
Et Savages? « Je n’ai aucun plan pour l’instant. Je ne sais pas ce que je vais vouloir faire après les tournées qui reprendront dans quelques mois, du moins je l’espère. Mon groupe de scène est actuellement composé à moitié de Français et à moitié d’Anglais, un concert fut donné à Londres peu avant la pandémie. »
« Ce dont je suis le plus fière actuellement ? Tout simplement d’avoir fait To Love Is To Live. »