Dos Santos : par-delà les frontières

Entrevue réalisée par Rupert Bottenberg
Genres et styles : cumbia / indie folk / indie rock / Psychedelia

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Le rock atypique et réfléchi de la formation chicagoane Dos Santos embrasse la majeure partie de l’Amérique latine. Les frontières que les membres du groupe franchissent résonnent dans leur musique. Par conséquent, le contenu du nouvel album City of Mirrors – publié par la chouette étiquette International Anthem de Chicago – s’apparente à de l’americana libérée de sa blanchitude. Le si mal nommé « Nouveau Monde » se révélera beaucoup plus vaste aux auditeurs, de par les fragments et les échos que recèle City of Mirrors. Les sons aux textures riches sont parfois nimbés d’une brume onirique, parfois d’une rugosité crue. Pas étonnant que cette musique soit littéraire et savante, puisque le leader, chanteur et parolier Alex Chavez est à la fois auteur et professeur associé d’anthropologie à la célèbre université Notre-Dame. PAN M 360 a discuté avec lui, afin de mieux saisir la substance et les subtilités de City of Mirrors.

PAN M 360 : Bien que les frontières quadrillent la surface terrestre de façon imaginaire, elles s’avèrent très réelles lorsqu’elles piègent, blessent et nient l’humanité. Elles deviennent souvent des lignes invisibles qui séparent les privilégiés des défavorisés. Dans City of Mirrors, vous soutenez que les frontières doivent être explorées, défiées et transcendées. Il s’agit là d’une évaluation juste?

Alex Chavez : Nous nous sommes toujours penchés sur la question des frontières, dans notre musique, par l’entremise des paroles et de la composition musicale. Nous avons toujours cherché à y incorporer nos diverses influences « trans-hémisphériques ». Tout cela est à la fois culturel, politique et social. Ça reflète ce que nous savons et ce que nous sommes.

PAN M 360 : Les frontières définissent l’espace, mais le temps peut aussi comporter des frontières figurées. C’est ce que j’entends dans City of Mirrors, et pas que dans les différentes époques musicales évoquées (qui sont nombreuses) : ça se retrouve aussi dans les thèmes. Certaines chansons sont d’une actualité brûlante, comme Crown Me. D’autres sont intemporelles ou ancrées dans les souvenirs. La frontière qui sépare le « jadis » du « maintenant » est sans doute l’une des plus nettes. Quelles sont vos réflexions sur la temporalité?

Alex Chavez : La temporalité représente une dimension cruciale de tout passage de frontière, car le « soi » est à la fois situé et incarné, et ces deux éléments sont liés par ce que le philosophe et intellectuel français Maurice Merleau-Ponty appelle la « réversibilité ». En d’autres termes, non seulement le corps touche aux lieux, mais il porte aussi les traces des lieux où il est allé. Ces résidus s’intègrent au corps. C’est ce qui finit par façonner à la fois le corps et le lieu, car les lieux sont modifiés par notre présence. Puis, ces souvenirs incarnés de lieux se répercutent notamment dans nos actions, à travers le temps.

PAN M 360 : La chanson-titre est une lettre d’amour à Porto Rico, mais elle est inspirée par le grand écrivain colombien Gabriel García Márquez, qui savait certainement comment brouiller les frontières temporelles que je mentionne plus haut. Pensez-vous que l’idée du réalisme magique, dont García Márquez fut l’un des plus grands praticiens, influe sur la musique de Dos Santos?

Alex Chavez : Peut-être pas toujours, mais certainement sur cet album. En effet, City of Mirrors est un chant d’amour à Porto Rico, au cœur des répercussions de catastrophes historiques et actuelles. En nous inspirant du Cent ans de solitude de García Márquez, nous avons imaginé Porto Rico à l’image de Macondo, la ville des miroirs, un lieu de beauté et de traumatisme, de lutte et de triomphe. Nous croyons que les Caraïbes incarnent les extrêmes de ces dichotomies nées de l’héritage violent du colonialisme et d’un « Nouveau Monde » inventé… Tout en restant un lieu de beauté, de refus et de rêves de liberté. Nous nous sommes donc demandé ceci : « De quels liens lumineux a-t-on besoin, entre l’amour et la solitude, l’espoir et l’absurdité, puis l’euphorie et le deuil pour préserver, face à l’oubli, les lieux que l’on chérit, ceux qui sont notre foyer? » Le néant, peut-être, sous la forme de la ville pleine d’animation qui existe dans le sommeil profond de José Arcadio Buendía? « Il demanda quelle était cette ville et on lui répondit par un nom qu’il n’avait jamais entendu prononcer, qui n’avait aucune signification mais qui trouva dans son rêve une résonance surnaturelle : Macondo. » La ville des miroirs, un lieu de beauté et d’effroi, « isolé par la solitude et l’amour et par la solitude de l’amour ».

PAN M 360 : Dans la courte pièce Jaguar de Rosas, l’écrivaine chilienne Gabriela Mistral, qui lit un extrait de son poème Recado a Lolita Arriaga, en México. Pouvez-vous nous en dire davantage là-dessus?

Alex Chavez : Il s’agit d’un enregistrement historique d’un poème de Gabriela Mistral, lu par elle. Il date de 1950 et nous a été aimablement prêté par les Archives audio de littérature hispanique de la Bibliothèque du Congrès. Nous admirons l’œuvre de Madame Mistral, elle a été la toute première lauréate sud-américaine du prix Nobel de littérature.

PAN M 360 : Sur City of Mirrors, vous avez fait appel à deux des architectes du renouveau afrobeat américain, Elliot Bergman, de NOMO, et Martín Perna d’Antibalas. Tous deux ont l’habitude de se plonger dans les expérimentations sonores. Pourquoi les avez-vous invités à contribuer à l’album?

Alex Chavez : Elliot Bergman est un ami, il vit à Chicago. Nous avons décidé d’embaucher un réalisateur, pour cet album, et il figurait au sommet de la liste. Nous l’avons contacté, il a accepté et nous nous sommes lancés dans l’enregistrement de City of Mirrors, qui a surtout eu lieu à Los Angeles. Pendant l’une des séances, Martín Perna, un membre d’Antibalas qui a pris part à l’enregistrement de Logos, l’avant-dernier album de Dos Santos, a communiqué avec moi; on se connaît depuis plusieurs années. Il m’a dit qu’il était à Los Angeles et, par un très heureux hasard, il a pu nous rejoindre en studio et participer à l’album. C’était une de ces coïncidences inouïes!

PAN M 360 : Palo Santo est une chanson politique, mais son titre fait référence au « bois sacré », c’est-à-dire l’arbre bursera graveolens que l’on fait brûler à des fins de purification depuis l’époque des Incas. « Palo » peut aussi signifier, en Espagne, un vol ou une danse de type flamenco. Au Pérou, « palo » peut vouloir dire « mensonge », à Porto Rico ce peut être une boisson alcoolisée, un avantage ou une sorte de réussite. En Argentine, « palo » équivaut à un million de pesos ou à une érection. On peut « sanctifier » tous ces termes en y accolant l’adjectif « santo »… et avoir en main une – ou, du moins, le début d’une – très très bonne histoire! Croyez-vous que certains des nombreux sens de « palo santo » s’appliquent à d’autres textes de City of Mirrors? Celui de White. Lies. peut-être?

Alex Chavez : Ah oui, cette chanson est un commentaire sur les politiques raciales aux États-Unis, ainsi que la réaction des mouvements de justice sociale. Nous voyons ceux-ci comme faisant partie d’une lutte de transformation plus vaste qui marquera le début d’une nouvelle ère. Le terme Palo Santo est employé à cause de son rôle ethnobotanique au Mexique et dans d’autres régions d’Amérique latine; c’est un élément crucial de purification rituelle, tout comme ces mouvements qui sont des rassemblements « sacrés » visant à purifier et à changer le monde.

Photo : Victor Duarte

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