Brandon Valdivia de Mas Aya : sa rage contre la machine, la scène expérimentale de Toronto et une nouvelle cohorte de musiciens… chez lui!

Entrevue réalisée par Stephan Boissonneault
Genres et styles : acid jazz / ambient / électronique / expérimental

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Brandon Valdivia prend part à différents projets musicaux, à titre de collaborateur et de batteur –US Girls, Sandro Perri, Tanya Tagaq, Sook-Yin-Lee et bien d’autres –, mais avec Mas Aya, son projet solo, il dissèque sa propre identité en tant qu’artiste canado-nicaraguayen.

L’album Máscaras, lancé en septembre 2021, a fait l’objet de textes dans de grandes publications comme le New York Times pour son style envoûtant et ses paysages sonores électro-ambient. On y entend des flûtes, des tambours, des machines et des échantillons vocaux provenant des manifestations pour la sécurité sociale au Nicaragua, en 2018. L’album comprend également les voix de sa partenaire, Lido Pimienta, une autre incontournable de la scène musicale expérimentale nord-américaine. Vous pouvez d’ailleurs lire notre critique ici.

La politique a toujours été au cœur du projet solo de Valdivia; il estime qu’est pour lui une responsabilité, en tant qu’artiste de la diaspora. Sa culture musicale est protéiforme – free-jazz, reggae, post-punk et scène musicale expérimentale de Toronto des années 2010 – et il s’est donné pour mission artistique de parler de ce qui se passe dans le monde.Pan M 360 s’est entretenu avec Valdivia avant son spectacle Suoni Per il Popolo, le dimanche 19 juin, à propos de ses inspirations pour Máscaras, de l’évolution de la scène expérimentale de Toronto et de la formation d’une nouvelle génération de musiciens avec Lido.

PAN M 360 : Máscaras, votre plus récent album, est très calme et méditatif par moments, mais semble aussi provenir d’une certaine colère. Dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque vous l’avez conçu?

Brandon Valdivia : Trouvez-vous que la colère vient de chansons précises ou de l’ensemble de l’album?

PAN M 360 : Je dirais qu’elle est présente dès la deuxième ou troisième chanson.

Brandon Valdivia : La troisième chanson, 18 de Abril, remue beaucoup de colère. Il y a toujours une sorte d’énergie punk-rock dans mon travail. Je ne viens même pas du punk, mais je viens d’une musique plus intense. J’ai aussi des influences free-jazz, dans ses acceptions expressionnistes et spirituelles de la fin des années 60, notamment chez Coltrane et Pharoah Sanders. J’ai donc toujours eu cette énergie punk et free-jazz; lorsque je fais des choses qui semblent très calmes et statiques, je dois absolument avoir cette énergie qui bouillonne. Ça fait partie de moi, de ce que je suis en tant que musicien, donc je pense que c’est toujours là. Mais l’état d’esprit dans lequel je me trouvais était surtout contemplatif, très tourné vers l’intérieur. La plupart des échantillons de voix que l’on entend sur le disque ont été ajoutés après la composition de la musique.

PAN M 360 : Vous voulez dire les échantillons des protestations dans 18 de Abril, par exemple?Brandon Valdivia : Oui, c’était ce qui se passait au Nicaragua à l’époque, c’est-à-dire ces manifestations intenses, six ou sept mois, voire un an de réactions de la population. Des membres de ma famille ont été emprisonnés pour avoir manifesté ou s’être trouvés près d’une manifestation; ils ont été transformés en prisonniers politiques. Et il y avait le gouvernement qui assassinait des gens. Il y avait donc un élément de colère, qui est apparu plus tard dans la musique. Une sorte de « rage contre la machine », comme une sorte de colère vertueuse. Donc oui, il y avait à la fois une recherche de la paix et une rage qui bouillonnaient en moi.

PAN M 360: You mean the samples of the protests in « 18 de Abril » for example?

Brandon Valdivia: Yeah that was a result of what was happening in Nicaragua at the time, which was these intense protests, and basically a full, six months, seven months, to a year of action by the people. I had family members getting put in jail for protesting or being near a protest and being turned into, basically political prisoners. And there was the government that was murdering people. And so there was definitely an element, which later came into the music part, of this anger. This sort of like the ‘rage against machine’-like righteous rage, kind of righteous anger. So yeah, it was a bunch of emotions of looking for peace within myself in addition to this rage bubbling underneath.

PAN M 360 : Donc, vous êtes canadien, mais vos parents sont du Nicaragua?

Brandon Valdivia : Mon père vient du Nicaragua.

PAN M 360 : Avez-vous l’impression que vous devez raconter ces histoires alors que vous tentez de composer avec votre propre identité en tant qu’artiste? Vous venez de cet endroit, mais vous n’y êtes pas vraiment né.

Brandon Valdivia : Je pense que beaucoup de personnes issues de la diaspora se débattent avec ça, de différentes manières, ou alors pas du tout. Je suis allé au Nicaragua pour la première fois juste après l’université, parce que ma sœur y était allée après le secondaire. J’avais vu à quel point elle avait changé en restant dans ce pays pendant six mois. Elle n’a pas eu de vision poétique ou philosophique de ce qui s’est passé, mais moi j’en ai eu une, parce que je suis tout simplement l’artiste que je suis. Je suis canadien, certes, mais je viens aussi d’ailleurs. Depuis que j’ai fait ce disque et que je représente le Nicaragua d’une certaine manière, j’ai reçu beaucoup de messages de gens du Nicaragua me disant à quel point ce disque est évocateur et important. Même en concert, lorsque je joue avec ma partenaire Lido (NDLR : Pimienta), l’Amérique centrale est évoquée, car le Nicaragua est un si petit pays. Qui a toutefois une grande production culturelle, mais n’est pas très bien représenté au Canada ou même aux États-Unis. Donc oui, il y a cette responsabilité de représenter le Nicaragua.

PAN M 360 : Et les protestations qui se déroulaient là-bas à l’époque ont probablement influé sur votre responsabilité de les documenter?

Brandon Valdivia : J’ai certainement ressenti la responsabilité de parler de cela, c’est sûr. J’ai toujours été politique dans mon art, dans ma musique. J’ai toujours voulu parler ou chanter directement sur les mouvements de protestation et de résistance, ou d’en avoir des échantillons. Même les médias ne parlaient pas beaucoup des manifestations de 2018 au Nicaragua. Mais je ne suis pas nicaraguayen et j’essaie d’en faire une représentation « diasporique ». J’essaie aussi d’être un Latino-Américain au Canada et en Amérique du Nord. C’est ardu et long, donc.

PAN M 360 : Quand vous avez lancé le projet Mas Aya, y avait-il beaucoup de musiciens qui faisaient de la musique politisée à Toronto? Hormis le hip-hop, où ça a toujours été là. Dans la scène expérimentale? Y avait-il beaucoup de soutien pour la musique politisée?

Brandon Valdivia : Non, absolument pas. J’ai lancé Mas Aya en 2012. Je suis batteur et j’ai toujours participé à de nombreux projets et groupes, donc c’était toujours en veilleuse. Quand j’ai commencé en 2012, ça venait en grande partie de mon propre éveil politique. Et encore, j’ai toujours été politisé, mais ces idées que j’avais étaient très claires. Et j’ai ressenti de la colère envers ce que je croyais être la scène musicale expérimentale de Toronto, qui était super nombriliste. J’ai déjà utilisé le mot « nihiliste » et j’ai senti qu’il y avait de cela – ce qui est aussi politique –, mais j’avais vraiment l’impression, pour être franc, que personne ne parlait de rien.

J’ai eu de nombreuses discussions à ce sujet avec d’autres musiciens politisés, sur le fait que j’avais l’impression que chacun était dans sa propre bulle privilégiée. Et ce n’est pas pour minimiser ce qu’ils font ou être négatif, mais c’est juste ce que je ressentais. Alors j’ai eu envie de leur mettre la puce à l’oreille. Comme dire « Réveillez-vous, il se passe des choses dans le monde! » et les gens ne faisaient que des concerts bruyants devant cinq personnes. Et je comparais ça à d’autres scènes dans lesquelles je jouais. J’étais dans un groupe de reggae, je jouais avec un célébrant de cérémonie bira du Zimbabwé et dans ces scènes bruitistes, il y avait tous ces jeunes blancs étudiants en art. Toronto est très diversifiée et l’était aussi à l’époque, alors pourquoi n’y avait-il pas de diversité dans les scènes? Alors oui, encore une fois, beaucoup de questions.

PAN M 360 : Votre musique était donc une réponse à ces sentiments?

Brandon Valdivia : Tout à fait. Je jouais dans ces endroits d’arts bric-à-brac et ma musique était très politique. Je partais du point de vue anarchiste. Donc oui, de toute façon, c’est un peu l’ambiance. Je voulais secouer les gens avec la politique.

PAN M 360 : Je crois que la diversité au sein de la scène expérimentale a vraiment évolué, et qu’il n’y a plus seulement des « blancs » qui font des accords en boucles à la guitare, mais je ne suis pas sûr qu’elle est plus politique.

Brandon Valdivia : J’ai aussi l’impression que ça change, mais honnêtement, je me suis détaché de ces scènes depuis environ quatre ans. Je suis devenu papa, il y a eu une pandémie, le projet de Lido nous a fait beaucoup voyager, et puis le mien en plus. Et nous avons déménagé à London, en Ontario, il y a un an. Je ne peux donc pas vraiment en parler, mais d’après ce que je peux voir sur les médias sociaux et en écoutant simplement la nouvelle musique, il y a nettement plus de femmes maintenant, ce qui est fantastique. Et je pense qu’il y a plus de diversité. Je ne pense pas que les gens des années 2010 aient délibérément essayé d’être ségrégationnistes sur la scène musicale; c’est simplement ce qui s’est passé. Maintenant, il y a une jeune génération qui arrive et qui fait activement de la nouvelle musique.

PAN M 360 : Les flûtes dans Máscaras sont sans doute l’un de trucs que je préfère. Juste la façon dont elles se construisent et vous emmènent dans ce voyage…

Brandon Valdivia : J’adore les flûtes, c’est l’un des premiers instruments que l’on entend. Mon premier instrument était la flûte à bec, mais je m’en suis éloigné jusqu’à ce que je découvre Don Cherry. Il utilisait toutes ces flûtes en bambou et je me suis dit « Wouah! », alors j’ai trouvé des « quenas » qui viennent de la région des Andes et d’ailleurs en Amérique du Sud, puis je les ai lentement intégrées à mon répertoire. Maintenant, j’ai une bonne sélection de flûtes et, sur mon prochain album qui sortira quand je ramènerai la flûte alto. C’est le même son que Máscaras, mais dans un univers plus naturel avec des flûtes, des tambours et aussi des synthés, et le même type d’explorations.

PAN M 360 : Et pour le concert au Suoni, vous jouerez des flûtes et des tambours?

Brandon Valdivia : Je fais plutôt un truc élémentaire sur Ableton Live où j’appuie sur « play », et j’ai quelques effets, un mix en direct, mais l’accent est mis sur la batterie et la flûte en direct. J’ai un synthé et une boîte à rythmes aussi. Qu’est-ce qui est le plus intéressant, le plus personnel? Être à l’ordi, mixer des trucs sur un contrôleur MIDI ou jouer de la batterie en direct? Je suis plutôt un batteur. Donc, encore une fois, j’essaie juste de fusionner mes différentes expériences. J’ai 40 ans, donc ça fait longtemps que je fais ça, et ces dernières années, je sens que mon identité est là.

Je suis assez lent, en général. J’apprends lentement, d’une certaine manière, mais une fois que j’ai vraiment appris ou aimé quelque chose, je m’y plonge à fond. Et j’ai l’impression que c’est un peu ce qui se passe. J’ai l’impression que toutes ces années passées à jouer de la batterie, dans différents groupes, toutes ces expériences de musiques différentes, les percussions, le théâtre, les bandes sonores ou les partitions live pour pièces de théâtre, c’est le cumul de tout ça qui constitue ce que je fais maintenant.

PAN M 360 : Comment est-ce d’avoir Lido Pimienta comme partenaire? C’est une autre musicienne avec son propre projet fructueux, vous participez réciproquement à vos projets. Puis, c’est une autre âme créative avec qui peut vous aider à trouver des idées?

Brandon Valdivia : C’est fantastique. Nous sommes très différents mais aussi deux artistes très semblables. Elle a joué sur ma première cassette en 2012, elle venait improviser des voix avec moi, avant même que nous soyons amis. Si vous parlez de la scène de Toronto à l’époque, Lido était comme une bouffée d’air frais pour moi. Il y avait là une personne originaire de Colombie qui s’intéressait à la musique expérimentale et qui faisait son propre truc, sans complexes. Aujourd’hui, nous jouons ensemble depuis de nombreuses années et cela vient tout naturellement. Nous nous posons tous deux beaucoup de questions sur ce qui se passe dans le monde, et nous venons de ce style punk-rock anti-établissement. Nous aimons tous les deux la musique marginalisée. Et le fait de voir sa carrière décoller a été très inspirant, car je peux en faire partie en tant que batteur, ce qui est génial. Elle fait ressortir beaucoup de choses de moi et j’ai beaucoup appris d’elle. Mais on est toujours très occupés et nous avons des enfants, donc c’est un peu notre vie.

PAN M 360 : Les enfants s’intéressent-ils aussi à la musique?

Brandon Valdivia : Eh bien le fils de Lido, mon beau-fils, a 14 ans et il est vraiment à fond dans la musique. Il joue du piano et a des goûts très sûrs, il écoute beaucoup de choses différentes. Nous avons une vieille version du logiciel Abelton et il travaille sur des rythmes. Nous l’incitons à le faire et il adore ça. Il peut s’asseoir et jouer du piano pendant des heures. Ensuite, il y a le neveu de Lido qui adore écouter de la musique mais qui n’a pas encore commencé à jouer. Et puis il y a le bébé, Martina, elle a quatre ans, et elle semble avoir un sens naturel de la musique. Elle joue et je mets des effets sur sa voix, puis je joue du piano et de la batterie, et nous faisons une sorte de jam, et elle danse avec le micro et elle a du caractère; elle est comme une mini Lido!

PAN M 360 : On dirait que vous êtes tous les deux en train de créer une génération de musiciens qui finiront par sortir leurs propres trucs. Vous avez donc une pièce où jouir dans votre maison à London?Brandon Valdivia : Oui, il y a un studio au sous-sol et Lido a un studio au centre-ville de London. Puis, nous n’insistons jamais auprès des enfants, pour la musique. C’est seulement s’ils veulent en faire; or, il semble qu’ils sont tous intéressés par la musique. Surtout Lucien, qui a 14 ans. Il semble assez obsédé par la musique et nous rappelle ce que nous faisions quand nous étions ados : découvrir et faire de la musique.

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